« L'espace est l'expression de pratiques et de liaisons multiples, matérialisées par des flux d'hommes, de marchandises, de capitaux ou d'information. Les villes sont parties intégrantes de cet espace : elles en subissent les configurations et contribuent en même temps à le structurer. Avant l'utilisation des moyens de transmission électrique, ces relations interurbaines supposent le cheminement effectif des choses et des hommes. On comprend que l'étude du réseau des transports intérieurs, par lequel il s'opère, vienne vite à l'ordre du jour. »
Pourtant, si l'historiographie de l'époque moderne s'est intéressée aux réseaux de villes à la suite des études de Bernard Lepetit, les transports, véritables constituants de ces réseaux, pâtissent d'une bibliographie maigre qui leur est consacrée. Cette carence des études sur les transports en France est due à plusieurs raisons : tout d'abord la révolution dans les transports qu'a entraîné le développement du chemin de fer au XIXème siècle a en partie éclipsé les études centrées sur les voies de terre et les voies d'eau durant ce siècle, et rétrospectivement, durant les siècles précédents ; ensuite les données quantitatives manquent pour livrer un tableau exhaustif de l'état des routes avant 1789 ; enfin il est difficile d'élaborer une synthèse à propos d'un réseau routier très hétérogène durant l'Ancien Régime, entre les routes entretenues qui partent de Paris vers les capitales régionales, et les routes souvent négligées, cahoteuses, qui relient les différentes parties de chaque province : « L'espace est éclaté en systèmes régionaux de circulation plus ou moins élaborés », au sein desquels une logique à l'échelle nationale tarde à se manifester.
Car dans les réflexions sur les transports, les intérêts locaux priment souvent, et l'on ne cherche alors pas à donner à une route une fonction plus importante que la simple liaison qu'elle établit entre deux bourgs environnants, pour le passage des hommes et des bêtes. Pourtant, la municipalité de Lyon est très tôt confrontée au problème des transports en raison de la place commerciale que la ville rhodanienne constitue, et qui réclame une circulation fluide et rapide des marchandises pour la prospérité de la cité. Car « Lyon est une ville triple au point de convergence des trois secteurs : méditerranéen, septentrional, français. Ville méditerranéenne, ville nordique, ville française par les horizons de son commerce, par les trafics dont elle se nourrit » , et cette position géographique la favorise très largement pour intégrer les différents courants d'échanges qui parcourent la France durant l'Ancien Régime, en raison de son appartenance simultanée à différents espaces économiques. Il est ainsi d'autant plus nécessaire pour la ville de ne pas perdre cet atout et d'entretenir une accessibilité aisée.
En effet, « De l'espace économique de Lyon et de ses foires les routes sont l'armature. Elles lui donnent sa cohésion et son unité et, pour tout dire en un mot, son existence. » Au XVIème siècle déjà, environ 1000 à 1500 tonnes de marchandises doivent être apportées à Lyon à chaque foire, et ceci quatre fois par an, mais la ville peut également s'appuyer sur son histoire et sur son expérience pluriséculaire pour assurer un réseau de voies d'eau et de terre relativement dense : dès la période romaine, Lugdunum est dotée de routes par Agrippa vers la Narbonnaise, l'Aquitaine, l'Océan et le Rhin, et la ville commande le passage de la Saône.
Etudier les transports à Lyon sous l'Ancien Régime, c'est-à-dire du XVIème au XVIIIème siècle, permet ainsi d'envisager comment la ville, place de commerce majeure au XVème siècle, voit peu à peu sa position contestée dans le domaine du négoce, et entre dans le XVIIIème siècle, siècle des théories sur la circulation des marchandises, et notamment celles de penseurs anglais tels qu'Adam Smith en Angleterre, qui postule que l'échange est la clé de voûte du développement économique. C'est donc une période d'enjeux économiques, durant laquelle les transports évoluent aussi bien dans les mentalités que matériellement, avec l'élaboration lente et progressive, parfois hasardeuse, d'un réseau routier, « l'amorce du passage […] d'un ordre hiérarchique d'espaces coagulés autour des métropoles provinciales vers une carte nationale mieux réticulée avec réseaux et couloirs de circulation plus ouverts. »
A propos du concept de « route », Richard Gascon écrit :
« Appliqué au XVIème siècle, le mot « route » est trompeur. Il évoque l'image de ces longs rubans déroulés à travers nos pays, solides sur leurs assises, fixes et précis dans leur tracé. C'est la route construite et administrée qui postule un état économique et politique à un degré avancé d'évolution. Elle est le signe d'un progrès qui, précisément, commence timidement à se dessiner au XVIème siècle et qui, pour un long temps encore, restera lent, coupé d'interruptions, de reculs. Les grands chemins étaient moins des routes bâties et entretenues que des itinéraires dont la viabilité inégale restait toujours, dans son ensemble, médiocre. L'importance des échanges, la fréquence des voyages, en faisaient plus que de simples pistes. De grandes lignes se dessinaient appuyées sur des points fixes : ponts, gués, passages obligatoires des péages ou de la législation douanière, lieux de transbordement entre voies de terre et voies d'eau. »
Ainsi des étapes sur tout trajet existent, qu'il est nécessaire de franchir, mais le reste de la trajectoire reste lâche, soumis aux préférences de chacun par la capillarité des routes tracées au fil du temps par l'usage quotidien des voyageurs. Aussi le terme de réseau peut-il presque paraître anachronique au XVIème siècle tant ce concept n'est pas encore pensé par les contemporains de cette période. L'état des chemins, au début de l'Ancien Régime, oscille entre la piste marquée par le piétinement des bêtes et la route moderne, tandis que les voies navigables n'assurent qu'un drainage linéaire de l'espace, « forme la plus élémentaire des réseaux de transport » , ainsi ces trois siècles qui se succèdent voient une évolution déterminante de la question même des transports à travers la pensée que l'on se fait du réseau, jusqu'au XVIIIème siècle durant laquelle démarre « La Révolution routière ». La municipalité lyonnaise et plus particulièrement le Consulat, acteurs de leur temps, et puisqu'ils possèdent une partie du pouvoir décisionnel en matière de transports à Lyon, participent à l'élaboration de ce réseau, à leur échelle, soumis aux revendications des bourgeois de la ville et aux intérêts économiques de celle-ci. Ce n'est qu'avec la Révolution Française que le Consulat cède ses responsabilités en matière de transports, mais avant cela, les trois siècles de l'Ancien Régime ne sont pas de trop pour la lente élaboration d'un réseau routier autour de Lyon, aux enjeux aussi bien régionaux qu'internationaux.
Ainsi, le Consulat lyonnais a-t-il eu une réelle cohérence et une vision globale dans sa politique des transports ? Y-a-t-il eu des particularités à propos de la ville de Lyon, en tant que grande place de commerce ? Quel impact la politique des transports menée a-t-elle eu sur l'économie lyonnaise ? Une échelle en particulier fut-elle favorisée ?
En premier lieu, il semble nécessaire de s'attacher particulièrement à étudier la distribution des rôles et des fonctions qui a lieu au sein de la municipalité de Lyon. Qui possède le pouvoir décisionnel ? Pour cela, il est également important d'analyser la composition sociale des membres des institutions municipales, et plus particulièrement du Consulat, qui domine la période par son influence. Ainsi il faut s'attacher à voir si les membres du Consulat possèdent un intérêt particulier pour les transports, par leur métier ou leur position sociale, notamment en ce qui concerne les marchands ; ou si des groupes extérieurs mais directement intéressés par les transports peuvent également exercer une quelconque pression sur la municipalité. De plus, le rapport du Consulat vis-à-vis des transports est lié à la vision qu'il possède du rôle que les transports ont à jouer dans le développement et la prospérité de la ville en général, et du commerce en particulier, par la circulation des marchandises. Le Consulat laisse-t-il la responsabilité de la politique des transports aux agents du Roi ? Ou cherche-t-il lui-même à en assumer la charge ? Cette question mène alors directement au financement des routes, des ponts, car qui assume la responsabilité des transports lyonnais doit pouvoir en assumer les coûts. Il revient alors au Consulat de devoir chercher des sources de revenus à travers notamment les péages, les droits d'entrée.
En second lieu, il faut s'attarder sur les conséquences matérielles que l'action du Consulat et de la politique lyonnaise des transports entraîne sur le terrain. Ainsi, sur un plan strictement physique, la ville de Lyon doit composer avec sa position géographique, avec les influences topographiques, climatiques, pour bâtir des routes, aménager des voies d'eau, et organiser les modes de transport à mesure que la technique et la rationalisation du réseau progressent. Ce sont donc la construction et l'entretien des routes qui retiennent ici l'attention, mais également les projets de route abandonnés, et la mise en perspective de l'élaboration du réseau lyonnais au sein du royaume.
Enfin, en dernier lieu, une typologie s'impose pour faire varier les échelles et voir les changements d'enjeux économiques et politiques que cela entraîne à chacune d'elles. Tout d'abord à l'échelle de la province, la question porte sur l'état des routes et la possible négligence qu'on porte à leur entretien, leur préférant les routes nationales ; mais aussi sur les interactions qui se produisent entre la capitale régionale qu'est Lyon, le reste du Lyonnais, et les provinces environnantes : par exemple l'approvisionnement de la ville de Lyon par les campagnes alentour, mais également le rôle que joue Lyon pour son arrière-pays : possède-t-il un rôle-moteur pour l'économie par le trafic qu'il draine, ou au contraire vampirise-t-il ce trafic et handicape-t-il le reste de la région, par un effet-tunnel ? A une échelle moins fine, celle du royaume, l'intérêt porte sur la place que cherche à occuper Lyon parmi les autres grandes villes : Marseille, Paris, Tours, etc. Relation de coopération, mais également relation de concurrence, de rivalité, Lyon perd peu à peu en influence au cours de l'Ancien Régime et doit composer avec ce déclin. Et finalement, à l'échelle européenne, Lyon a un rôle indéniable à jouer mais la confusion peut porter sur, justement, le type de rôle : Centre européen ? Carrefour européen ? Ou cul-de-sac ? Ces trois échelles permettent, à tour de rôle, d'esquisser la position de Lyon dans les différents réseaux qu'il occupe en partie.
Etat des sources :
En ce qui concerne la méthodologie employée pour la rédaction de ce mémoire, la première source d'information reste avant tout les actes consulaires conservés aux archives municipales de Lyon, série BB, à partir de la cote 035, qui marque le début de l'année 1515, et ceci chronologiquement jusqu'à la cote 348, qui représente l'année 1789. Le contenu est avant tout politique et administratif, ce qui permet de cerner la pensée du Consulat à propos de la circulation des marchandises et des transports en général. Cette série abonde en textes sur les ponts, ces ouvrages étant intéressants car incarnant matériellement un support des transports, et constituant le prolongement des routes. Mais les députations sont également signalées, textes riches en enseignement car ils donnent l'occasion d'un argumentaire à propos des causes de ces déplacements, parfois en raison de conflits d'intérêts à propos de l'instauration d'une nouvelle route ou de l'installation d'un nouveau pont dans le royaume.
La série DD quant à elle contient entre autres différents projets de routes élaborés par des ingénieurs ainsi que la correspondance qui s'y rapporte, riche d'enseignements pour déterminer le rôle que joue chaque instance dirigeante dans le domaine des transports ; mais également des textes sur les corvées, les chemins et les grandes routes ; ou sur les portes, barrières et chaînes de la ville.
De manière plus secondaire enfin, la série HH s'attache plus particulièrement à l'organisation des foires, mais également à la bonne tenue des postes, des messageries ou encore des diligences.
Les archives nationales ont quant à elles fourni une partie de l'iconographie de ce mémoire, et particulièrement notamment la collection des atlas de Trudaine pour la généralité de Lyon, au XVIIIème siècle.
Enfin les travaux de plusieurs historiens ont été déterminants dans la rédaction du mémoire, et tout particulièrement ceux de Bernard Lepetit pour les concepts employés tout au long du développement, empruntés aux ouvrages Les Villes dans la France moderne (1740-1840) et Chemins de terre et voies d'eau. Réseaux de transport et organisation de l'espace en France (1740-1840) ; ainsi que les travaux de Richard Gascon pour la focalisation sur la ville de Lyon et son étude sur le commerce lyonnais au XVIème siècle dans l'ouvrage Grand Commerce et Vie urbaine au XVIe siècle. Lyon et ses marchands. L'étude des transports a également donné lieu à un certain nombre d'ouvrages sur lesquels ce mémoire s'est appuyé, à l'instar de La Route française au XVIIIème siècle. Son histoire. Sa fonction. Etude de géographie humaine d'Henri Cavaillès, mais également au colloque sous la direction de Denis Woronoff en 1998 à propos de la Circulation des marchandises dans la France de l'Ancien Régime. Tous les ouvrages qui ont nourri ce mémoire seraient trop nombreux à citer, mais ils ne manquent pas d'être sollicités au cours du développement.
Ainsi, la première partie porte sur l'intérêt porté par le Consulat pour les transports et son champ de compétence vis-à-vis de ceux-ci ; la seconde partie s'intéresse aux aspects matériels des transports tels que les voies de terre, voie d'eau et moyens de transports ; tandis que la troisième et dernière partie dresse une typologie du réseau des transports lyonnais aux échelles régionale, nationale et européenne.
[...] Avant l'édit de Chauny de 1595, les maîtres des métiers se réunissent chaque année et élisent six conseillers pour deux ans, qui forment le Consulat avec les six membres anciennement élus et qui poursuivent leur mandat pour un an encore. Le système de cooptation apparaît donc clairement, puisque les conseillers élisent les maîtres des métiers qui élisent eux-mêmes les conseillers. Cette pratique [enferme] le pouvoir dans des groupes sociaux bien déterminés. A la fin du XVIe siècle cependant, l'intervention royale se fait de plus en plus forte, et avec l'Edit de Chauny en 1595, une réforme réduit de douze à quatre le nombre de conseillers du Consulat, avec à leur tête un Prévôt des marchands. [...]
[...] La promotion de l'un ne peut aller sans le déclin, voire l'anéantissement de l'autre. Ainsi, les flux d'échange sont comme libres, apparaissent un peu flottants dans l'espace, et finalement assez extérieurs à des villes dont le rôle se borne à les capter. Ainsi il est clair que Lyon ne suscite pas le trafic mais ne fait que le capter à son bénéfice grâce à son réseau routier, car la ville possède avant tout un rôle de carrefour commercial, et non de pôle, qui serait lié à son industrie ou à son rayonnement culturel. [...]
[...] Finalement, de manière générale, on peut toutefois imaginer que les transports bénéficient de cette main-mise marchande au XVIe siècle, et de la conservation de forts pouvoirs à cette catégorie sociale dans les siècles suivants : L'accaparement de la Commune signifiait pour les marchands une politique tournée vers les intérêts du grand commerce qui étaient aussi les intérêts majeurs de Lyon et la base de sa prospérité. Or il est clairement établi que la bonne marche des transports reste un des intérêts majeurs du grand commerce, comme le Consulat ne manque pas de le penser. [...]
[...] La quantification reste cependant impossible, d'autant plus que les progrès techniques ont joué en sens inverse grâce à l'amélioration du réseau des grandes routes ainsi qu'à l'augmentation des charges possibles sur chariot. Les griefs envers les péages sont donc multiples et la critique en raison du fort ralentissement qu'ils entraînent pour tout convoi de marchandises et de l'obstacle qu'ils constituent à la fluidité des échanges en constitue le premier point : On les accuse d'introduire une discontinuité supplémentaire de l'espace, entre lieux de production et de consommation, et de multiplier les arrêts répétés et les retards. [...]
[...] Lyon s'oppose ainsi à un arrêt du Conseil du Roi du 2 mai 1773 qui cherche à créer une route de Bresse en Bas- Dauphiné, qui ne manquerait pas de détourner une partie du trafic. Par son influence, le Consulat lyonnais, aidé de sa chambre de commerce, parvient à faire cesser le projet en 1775, qui ne verra jamais le jour,[298] quitte à handicaper lourdement le Bas-Dauphiné. Cette différence de traitement entraîne ainsi au niveau local de gros écarts de qualité entre les différentes routes, selon l'importance qu'on accorde à chacune, selon les responsables, et selon les points qu'elles relient. [...]
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