« S'il est un point d'accord entre partisans et adversaires des Lumières, c'est bien la certitude que les idées ont une force » écrivait Michel Delon dans Subversion littéraire, subversion politique : des Lumières à la Révolution. La force de l'idée… Ainsi pourrait se définir ce que l'on qualifie traditionnellement d' « esprit des Lumières ». Mais la grandeur des idées serait-elle la même si elles n'étaient pas échangées, si elles ne naissaient pas suite à d'âpres discussions ? A bien des égards, le Siècle des Lumières ne saurait se définir sans ses lieux de sociabilité et d'échanges intellectuels. Ainsi, amoindrir l'importance cruciale des salons, académies ou autres sociétés de pensée, reviendrait à passer pour une sorte de Tartuffe, ou à tout le moins, un sophiste se plaisant aux arguments spécieux. Mais un autre type de travers serait de penser que les salons ou les académies sont des singularités strictement inhérentes au XVIIIe siècle français - dont nous prendrons pour point de départ la mort de Louis XIV, le 1er septembre 1715, et comme aboutissement, l'année 1788 et ses premières tensions à l'image de la journée des Tuiles de Grenoble. Effectivement, n'est-ce pas madame de Rambouillet qui, dès 1613, tenait l'un des plus délicats salons du XVIIe siècle ? Les académies n'ont-elles pas aussi proliféré sous Louis XIII et Louis XIV ? La création de l'Académie française en 1635, de l'académie des inscriptions et belles lettres en 1660, ainsi que de l'académie des sciences en 1699 sont les exemples les plus éminents de l'émergence de ces sociétés savantes au XVIIe siècle. Cependant, il est vital de questionner la pertinence de la continuité avec le XVIIe siècle, dans le sens où les sociétés savantes du XVIIIe siècle s'approprient un rôle bien d'envergure dans le mouvement des Lumières, tout en se constituant en sphères relativement autonomes. Ces sociétés entretiennent et nourrissent de puissants réseaux de sociabilité dont il convient de souligner les limites. Car l'antagonisme persévérant entre ouverture du savoir au peuple et maintien d'un réel élitisme social, rend le problème culturel inextricablement lié à la question sociale… D'autant que la clientèle des salons – tenus par des membres de la haute aristocratie - diffère de celle des académies, et encore plus de celle des loges maçonniques qui émergent dans le royaume de France durant la période. Force est de constater que ce sont les « élites culturelles » qui disposent largement du monopole des sociétés savantes. De même, cette notion d' « élite culturelle » recoupe une réalité très diversifiée et tend à se complexifier en avançant dans le siècle. Au demeurant, la sociabilité qui résulte de ces sociétés de pensée ne concourt-elle pas à instituer des espaces d'égalité et d'indépendance ? Il nous faudra aussi prendre en compte les dissemblances de fond subsistant entre ces différents cercles érudits : le salon est loin de converger pleinement avec les académies. Par ailleurs, le clivage entre Paris et la province est un élément essentiel à mettre en exergue. Outre ces problématiques éminemment sociales, il est nécessaire de se pencher sur le contenu des réflexions ayant cours dans ces diverses sociétés savantes, et de se demander comment elles ont pu contribuer à prolonger l'esprit des Lumières et diffuser l'idéal de progrès, entendu sous toutes ses formes : humain, intellectuel et politique.
Ainsi, dans quelle mesure les sociétés de pensée du XVIIIe siècle sont-elles le théâtre d'une dialectique oscillant entre volonté de diffuser l' « esprit des Lumières » et maintien d'un certain élitisme social ? Au-delà des prénotions et apparences, quelle est la complexité des sociétés savantes ?
[...] Ce n'est pas l'académie de Millau, créée en 1769, qui témoignera du contraire. La France Littéraire indique à cet égard que les lectures particulières se tournent aussitôt en conversation générale. Les réflexions de l'académicien discutées à fond, on se remet à lire De cette description, il résulte deux aspects : la lecture comme moteur de l'érudition et de l'esprit critique, ainsi que le dialogue comme moyen de parvenir à la connaissance. Le thème n'est pas nouveau, on en conviendra. Socrate n'était-il pas déjà l'apologiste de l'accès à connaissance par l'échange verbal ? [...]
[...] À de nombreux égards, les académies ont stimulé la réflexion intellectuelle et ont sans conteste, élargi le cadre de la pensée. Il suffit pour cela d'observer le public de plus en plus nombreux participant aux concours organisés par les académies pour souligner le désir accru d'intégrer le cercle magique des représentants du pouvoir culturel. Le nombre de sujets proposés aux concours est lui aussi tout à fait révélateur d'un succès avéré : 48 sujets pour la période 1700- pour la décennie 1780-1789. [...]
[...] Le recrutement des loges demeure malgré tout élitiste et son apparente ouverture sociale ne doit pas faire illusion. C'est en tout cas ce que nous laisse entrevoir ce rapport du 23 mars 1785 envoyé au Grand Orient, à la suite d'une demande d'adhésion émanant d'individus de métier : Ce sont des ouvriers, la plupart aux gages de négociants. Ce serait avilir l'art royal que d'admettre pareils sujets dans la maçonnerie Beaucoup de maçons se dégoûteraient de leur profession si ces ouvriers obtenaient la légitimité qu'ils demandent En fait, la maçonnerie concilie le principe d'égalité avec un recrutement et un mode de fonctionnement qui témoigne encore de la notabilité. [...]
[...] Ralliement à la monarchie et adhésion à la hiérarchie sociale établie. La célébration de la monarchie, l'exaltation du monarque et l'acclamation de son dessein sont des thèmes longuement exposés dans le discours des académiciens. L'attachement des sociétés à la dynastie est réel et d'autant plus mis en exergue lors d'événements particuliers comme les traités de paix, les victoires militaires, les maladies du souverain ou les naissances heureuses. C'est alors que ressurgit l'exaltation des qualités traditionnelles du souverain : magnanimité, grandeur d'âme, combattant de l'hérésie. [...]
[...] Mais quels exemples plus archétypiques que les salons de madame du Deffand, de Julie de Lespinasse et de madame Geoffrin ? En définissant de la sorte un modèle de culture réconciliatrice et utilitaire, les sociétés savantes parisiennes et provinciales ont considérablement contribué à élaborer un climat mental propice à l'action politique. On le voit bien, la perspective politique n'est guère éloignée. Il n'y a même qu'un seul pas à franchir entre la réflexion intellectuelle dans le cadre des concours et l'orientation politique. [...]
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