En 1144, Pierre le Vénérable, abbé de Cluny, entreprend d'écrire une lettre à l'abbé de Clairvaux, le futur saint Bernard. Les deux hommes étaient presque exactement contemporains l'un de l'autre, puisque le premier naquit en 1094 et mourut en 1056 alors que la vie du second s'étendit de 1090 à 1153. On peut affirmer en outre que ces deux moines dirigeaient chacun l'un des deux ordres monastiques les plus puissants du XIIème siècle. En effet, lorsque Pierre le Vénérable s'éteignit, on dénombrait près de 2000 maisons directement dépendantes de Cluny en Europe, pour 500 se rattachant à Clairvaux. Dès lors, si l'on considère que la fondation de Clairvaux ne date que de 1115, alors que l'abbaye de Cluny représentait le centre du monde monastique occidental depuis déjà plusieurs siècles, l'analyse d'une telle lettre peut être significative des mutations que connurent à l'époque le monachisme et plus largement le monde chrétien d'Occident. L'extrait de cette lettre, que nous nous proposons d'étudier, se situe d'ailleurs dans un contexte complexe, presque paradoxal. D'une part ce texte semble ainsi se placer au cœur d'une sorte d'opposition entre les deux ordres, ainsi que les nombreuses illustrations de leurs relations tendues semblent l'attester. D'autre part néanmoins, les rapports épistolaires cordiaux sinon amicaux qu'entretenaient les deux abbés depuis une quinzaine d'années apparaissent comme oeuvrant dans le sens inverse. Cette lettre en est d'ailleurs une des manifestations : après avoir exprimé dans un premier paragraphe sa volonté de poursuivre une relation amicale avec son homologue de Clairvaux, Pierre le Vénérable décrie les dissensions qui agitent cisterciens et clunisiens, et condamne sans les nommer les fauteurs de troubles. L'abbé de Cluny s'interroge ensuite sur les causes de cette opposition entre moines de Cluny et moines de Cîteaux (l'abbaye qui ordonna l'institution de Clairvaux en 1115, et qui donna le terme « cistercien »). Ne distinguant aucun problème matériel susceptible d'agiter autant les moines, Pierre le Vénérable en déduit, dans le quatrième paragraphe, que le conflit porte sur des questions purement monastiques. Selon lui, certains religieux n'acceptent pas que la règle de saint Benoît soit interprétée différemment entre cisterciens et clunisiens, ce à quoi il répond que tant que l'on ne s'attaque pas aux commandements mêmes de saint Benoît, les interprétations qui en sont tirées, tant qu'elles ont pour but le salut de l'âme et qu'elles respectent l'intérêt supérieur de la charité, ne devraient pas poser problème. Dès lors Pierre le Vénérable exhorte les religieux de Cîteaux et de Cluny à ne plus se diviser. Cependant, il reporte dans un dernier point ce qu'il estime être les discours d'un clunisien et d'un cistercien parlant l'un de l'autre. Le premier déplore ainsi l'engouement que suscite le trop jeune (comparé à Cluny) mouvement cistercien, quand le second estime la vie cistercienne salvatrice et infiniment plus pieuse que celle de son frère clunisien. De ces deux points de vue l'auteur affirme dans un dernier paragraphe voir la vraie raison des conflits, qu'il nomme « la détraction et la médisance ».
[...] - MERTON, Thomas (préface), Bernard de Clairvaux, Paris, Editions Alsatia pages. - VAUCHEZ, André, La spiritualité du Moyen Age occidental : VIIIème- XIIIème siècle, Paris, Editions du Seuil pages. [...]
[...] Un autre aspect du texte qui montre le désir de Pierre le Vénérable de revenir au calme est son affirmation répétée de l'unité chrétienne et bénédictine. Pour légitimer ce propos, l'auteur de la lettre utilise des références communes aux cisterciens comme aux clunisiens, la première d'entre toute étant bien entendu la Bible. Ainsi, dès le début du texte, Pierre le Vénérable définit la première des obligations de tout abbé en citant l'Ancien Testament, et plus particulièrement le livre des Proverbes, lorsqu'il affirme que Dieu leur intima l'ordre de bien connaître [leur] troupeau Plus loin il cite Jean l'évangéliste pour étayer son argumentation avec cette phrase ceux qui n'ont plus la charité seront frappés de mort Enfin, l'utilisation directe de la Bible se retrouve à la fin du texte quand l'abbé de Cluny utilise la réflexion du prophète David pour caractériser les dissensions entre cisterciens et clunisiens. [...]
[...] On sait que Pierre le Vénérable tout comme Bernard de Clairvaux tentèrent de résoudre ce conflit sans succès. Pour donner plus de force à leur position, Pierre le Vénérable affirmait donc dans cette lettre que s'engager dans de telles disputes revenait non seulement à mettre à mal le principe fondamental de charité : les blessures dont souffre la charité mais en outre à renier le vœu de pauvreté formulé à l'entrée au monastère vous avez tous les deux renoncés à ces biens-là De même, en cherchant plus loin une autre raison aux dissensions, Pierre le Vénérable écarte l'idée qu'elles pussent avoir comme source un différend concernant les pratiques monastiques. [...]
[...] Or, si Pierre le Vénérable se qualifie lui aussi de pasteur au début de sa lettre, comme nous l'avons vu, sa fonction n'est pas, selon lui, l'équivalent clunisien de celle de Bernard de Clairvaux. Par deux fois en effet il se pose comme l'héritier du roi David en reprenant à son compte les réflexions de ce dernier. Or ce prophète, s'il est connu notamment pour ses psaumes, reste également dans l'histoire biblique comme celui qui parvînt à unir les douze tribus d'Israël. Se présenter comme son héritier n'est donc pas innocent de la part de Pierre le Vénérable. [...]
[...] Le rapport de charité qu'il tenait à entretenir avec lui ne laissait d'ailleurs pas supposer nécessairement qu'il le traitait comme son homologue au sein du mouvement cistercien, puis le principe de caritas était sensé régir tous les rapports des moines, même d'un supérieur vis-à-vis de son subalterne. Certes, d'une part, cette lettre de Pierre le Vénérable illustre l'amitié réelle qui unissait les deux hommes et qui conditionnait leurs rapports épistolaires depuis une quinzaine d'année. Néanmoins, on y trouve également les tentatives du chef du plus puissant ordre monastique de l'époque de restaurer une unité bénédictine irrémédiablement compromise. Pierre le Vénérable est souvent considéré comme le septième et dernier grand abbé de Cluny. [...]
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