La crise de l'industrie de défense européenne est généralement définie en termes économiques. On évoque ses marchés en récession, sa grave surcapacité de production, son insuffisante productivité, et le fait qu'elle est excessivement protégée. Il faudrait, entend-on couramment, restructurer cette industrie, en réduire la taille et libéraliser ses marchés nationaux.
Tout cela est vrai, mais la situation est bien plus complexe encore. L'industrie et les accords politiques qui la sous-tendent sont pour l'essentiel le résultat de la guerre froide. Les quantités et les catégories d'équipements achetés, la légitimité nationale de l'industrie et son accès aux ressources financières, les choix industriels des différents pays, les liens internationaux et les politiques d'exportation - tous ces paramètres ont été déterminés par les circonstances géopolitiques de l'époque. Par ailleurs, la fonction et le statut de l'industrie de défense dans l'économie internationale des années 50, 60 et 70 témoignent du formidable facteur de progrès qu'a été l'innovation militaire durant cette période. Des secteurs industriels entièrement nouveaux sont nés des progrès technologiques engendrés par la guerre froide et par les deux guerres mondiales qui l'ont précédée.
Le paysage est aujourd'hui très différent. La fin de la menace commune a ébranlé les fondations de l'industrie, même si ce choc n'est rien en comparaison de celui subi par les industries de défense de l'Europe orientale et de l'ex-Union soviétique. Les entreprises et les agences d'acquisition des armements sont contraintes d'apprendre à opérer dans des environnements nationaux et internationaux entièrement nouveaux et moins prévisibles. En outre, les dimensions et le dynamisme accrus des industries civiles ont affaibli les revendications du secteur de la défense pour bénéficier d'un statut spécifique, tout en alourdissant le prix à payer pour conserver sa position dans les grandes structures internationales qui régissent et réglementent l'activité économique. Paradoxalement, cette évolution a coïncidé avec l'idée, encouragée par la guerre du Golfe, selon laquelle une ère nouvelle avait commencé en matière de technologie militaire.
Les défis auxquels sont aujourd'hui confrontés l'industrie de défense et les dirigeants politiques européens ne sauraient par conséquent être évalués en termes simplement économiques. L'environnement politique a radicalement changé. Les gouvernements s'évertuent à trouver des approches crédibles à des problèmes de sécurité inédits en ex-Yougoslavie et ailleurs, et à réviser les "arrangements" nationaux et internationaux sur lesquels se fondait l'ancien ordre de sécurité. Les rôles assignés aux forces militaires, leurs structures et leurs missions, et les capacités technologiques à leur disposition, ne constituent que quelques-uns des points inscrits à un ordre du jour chargé et souvent confus. En même temps, les entreprises comme les gouvernements doivent décider de la façon dont ils peuvent s'organiser et maintenir le dynamisme des industries de défense, tout en gardant une position solide dans de nouveaux secteurs technologiques, à un moment où les budgets d'acquisition d'équipements sont en contraction.
Ces questions peuvent être envisagées comme faisant partie d'un ensemble de problèmes plus graves auxquels sont confrontées les sociétés industrielles. Pour de nombreux domaines de l'activité économique et sociale, le monde moderne est un cocktail de "mondialisation" et de "turbulence" : "mondialisation", au sens d'interdépendance complexe entre acteurs et événements ; "turbulence", parce que le maintien de l'ordre et les prévisions sont désormais plus difficiles dans les affaires nationales et internationales.
Deux politologues ont récemment écrit que "la mondialisation devient un impératif très clair dans chacun des domaines institutionnels clés - politique, juridique, économique et militaire". Mais ils ajoutent que cela ne débouche pas nécessairement sur une plus grande intégration. Au lieu de donner naissance à un ordre politique fondé sur le développement d'une société unifiée et d'un système politique institutionnalisé, "un tel processus engendre à la fois la fragmentation et l'unification". C'est, en résumé, le problème qui se pose aujourd'hui pour le secteur européen de la défense. Les forces économiques et technologiques le poussent vers une internationalisation accrue mais, en même temps, des pressions sont exercées pour qu'il serve des intérêts et des points de vue locaux et réglemente plus étroitement la diffusion internationale de ses produits et de ses technologies. Alors que, sur les marchés civils, les réglementations et les procédures de la Communauté européenne empêchent un retour au protectionnisme, le secteur de la défense ne dispose pas de ce genre de garde-fou. Partagés entre l'internationalisation et la protection, les gouvernements parviennent difficilement à élaborer des politiques cohérentes, et à plus forte raison à parvenir au consensus.
Au moment même où des raisons économiques incitent à internationaliser la recherche et développement (R&D) ainsi que la production dans le secteur de la défense, les gouvernements s'aperçoivent que, sur le plan politique, on a tendance à changer de cap, voire à le perdre. Dans un contexte de récession et de difficultés à propos du Traité sur l'Union européenne et du GATT, on parle à nouveau de protéger les intérêts nationaux. Il est difficile de dire si cette attitude de frileux quant-à-soi des nations, encouragée d'ailleurs par le président Clinton, va persister, mais elle jette le trouble chez les partisans d'une plus grande intégration des marchés de défense. Un tel processus suppose que l'on accepte une redistribution des capacités favorisant le fort aux dépens du faible, et le dynamique aux dépens du statique, et que l'on envisage des suppressions d'emplois dans les secteurs où les industries ne sont pas compétitives. Mais, dans un secteur comme celui de la défense, un marché ouvert ne peut fonctionner que s'il existe une confiance réciproque entre les pays (étant donné qu'ils doivent accepter l'interdépendance), autrement dit s'ils ont les mêmes objectifs politiques fondamentaux. Il exige également que les gouvernements se soumettent à une forme d'arbitrage leur retirant une partie de leur autorité sur le patrimoine industriel qui est le plus associé à la notion de souveraineté. C'est en fait beaucoup leur demander, même en période faste.
Les problèmes du secteur de la défense sont aggravés par les faiblesses technologiques de l'Europe, en particulier dans le domaine de l'électronique, qui est essentiel en matière d'innovation militaire. De surcroît, l'Allemagne, le pays européen qui possède la base technologique la plus solide (tout en restant faible, elle aussi, dans le secteur électronique), est à l'heure actuelle le pays le moins disposé à prendre des initiatives dans le domaine militaire. Si, pour le moment, la France et la Grande-Bretagne semblent prêtes à continuer de consacrer des ressources substantielles à la R&D et à la production dans le secteur de la défense, en partie pour éviter des faillites d'entreprises, il est peu probable que la position internationale de l'Europe dans ce secteur industriel puisse se maintenir sans la participation active de l'Allemagne. D'où l'écart qui semble actuellement se creuser en Europe entre les moyens et les engagements, et qui, s'il devait persister, pourrait empêcher une coopération plus étroite dans le domaine de la R&D et de la production au plan militaire. Cet écart a été manifeste dans les différentes positions prises à propos du chasseur européen EFA (European Fighter Aircraft) durant la renégociation du projet en 1992. Aussi difficile semble-t-elle, l'internationalisation dans les domaines de la production et de la réglementation, offre, à notre avis, la seule voie possible. Il n'existe pas d'autre moyen satisfaisant de répondre aux besoins en nouveaux équipements militaires dans la conjoncture économique difficile qui s'offre à nous. Par "internationalisation", nous n'entendons pas des mesures de coopération se limitant à préserver les capacités et les traditions nationales, mais une forme d'intégration réelle, avec tout ce qu'elle implique : spécialisation industrielle, concurrence, et définition commune des besoins opérationnels. Qui plus est, l'internationalisation ne signifie pas simplement l'européanisation : si l'Europe s'efforce, à juste titre, d'intégrer ses industries et ses marchés de l'armement, elle n'a pas les moyens de refuser la coopération avec les Etats-Unis, ni de remplacer les matériaux, les composants et les sous-ensembles qui proviennent de plus en plus du Japon et d'ailleurs. Toutefois, nous doutons fort que l'internationalisation puisse se faire équitablement et efficacement sans l'instauration d'instances de réglementation dotées de certains pouvoirs transnationaux. En Europe, la réglementation des marchés et des industries de défense est prise en charge, pour l'heure, soit au niveau national, soit dans le cadre d'accords verbaux et de négociations ad hoc entre gouvernements. Tant que les choses resteront en l'état, il sera difficile de desserrer la lourde emprise nationale qui pèse sur le secteur de la défense.
[...] Depuis lors toutefois, le nombre de contrats est passé à sept. Des accords de mise en oeuvre d'autres programmes sont actuellement examinés. Après un démarrage lent, EUCLID semble finalement être sur la bonne voie. Néanmoins, compte tenu des difficultés qu'il a rencontrées et de son faible niveau de financement par rapport aux budgets nationaux de recherche en matière de défense, il apparaît que, même si la responsabilité d'EUCLID était transférée à une Agence européenne des armements, ce programme resterait encore très embryonnaire. [...]
[...] Enfin, l'absence d'une harmonisation des politiques d'exportation des armements pourrait décourager les entreprises et les pays de coopérer. Etant donné la tendance en faveur de projets précis de coopération, la formation de groupes industriels transnationaux, et même peut-être certains des rôles que pourrait jouer une Agence européenne des armements, un désaccord sur la réglementation des exportations pourrait être gravement préjudiciable. Des préoccupations se sont manifestées, notamment en Allemagne, sur les conséquences d'un durcissement des réglementations intérieures concernant les possibilités pour les industries allemandes de conclure des accords de coopération. [...]
[...] Il peut sembler moins risqué et moins douloureux d'obtenir des commandes grâce des coopérations que de s'affronter à des pratiques profondément enracinées. Certains craignent, en outre, de voir le Japon pénétrer progressivement "par le bas" dans le domaine de la conception et de la production de systèmes. La position dominante de ce pays dans le secteur des composants, des matériaux et autres constituants, pourrait lui donner un avantage à long terme, notamment parce que ces technologies deviennent de plus en plus "systématisées" (des fonctions toujours plus complexes étant par exemple regroupées sur une seule puce). [...]
[...] A l'heure actuelle, certains secteurs d'autarcie de la défense existent encore, mais ils se réduisent. Là où l'autarcie subsiste, comme dans le secteur des chars et (pour la France) dans celui des avions de combat, tout semble indiquer qu'elle ne survivra pas à la mise au point de la prochaine génération de technologies (27). La principale question est donc de savoir si l'on verra le passage de structures d'approvisionnement plurinationales à des structures transnationales se poursuivre, voire s'accélérer, ou si le processus s'essoufflera face aux obstacles nationaux et régionaux. [...]
[...] Dans trois autres domaines, ces accords de coopération ont marqué de nouveaux départs. Tout d'abord, ils ont permis un relâchement des liens entre les gouvernements et les entités nationales. Dans de nombreux secteurs, il est arrivé que les gouvernements doivent traiter, individuellement ou collectivement, avec des fournisseurs s'organisant de plus en plus au plan transnational. Il en est résulté un certain affaiblissement de la pratique formelle du juste retour. On ne saurait nier qu'elle demeure importante, comme en témoigne la formation de consortiums impliquant des installations de production dans chaque pays acheteur. [...]
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