" Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d'hommes ".
(Arthur Rimbaud, une saison en enfer)
A priori la place des intellectuels dans la France de Vichy pourrait être toute négative : la littérature française n'avait jamais connu de telles contraintes, même sous le second Empire. Censures, imposées par l'occupant en zone Nord et par le gouvernement de Vichy en zone Sud, pénuries de toutes sortes, menaces et insécurité…Les muses se taisent quand parlent les armes, dit-on habituellement. Pourtant, le rôle des intellectuels est loin d'être négligeable pendant la période considérée : il n'est que de considérer la production littéraire et artistique qui en est issue. Est-ce à dire que tout serait comme avant ?
La parole du clerc subsiste, mais a-t-elle le même sens que dans la France en paix ? La présence de pouvoirs forts, en rupture avec la tradition républicaine affermie par la troisième République n'entraîne-t-elle pas un bouleversement du champ intellectuel ? Eu égard au caractère idéologique des régimes nazi et vichyste, il y a tout lieu de le penser. D'autant que les clercs peuvent être soupçonnés de vouloir trouver dans ces circonstances le moyen d'exprimer leurs convictions politiques en germe depuis les années 30.
En effet, comme le soulignent de nombreux auteurs, les années 30 ont marqué une rupture. A la littérature d'évasion, d'introspection succède une littérature portée sur les grandes idéologies du moment. L'intellectuel tend de plus en plus à sortir des considérations de son art pour manifester ses préoccupations politiques. Que l'on pense à la place prise dans les journées de février 1934 par les intellectuels d'extrême-droite, que l'on pense au Comité de vigilance des intellectuels antifascistes rassemblant hommes de gauche et communistes…Le Front populaire marque l'accession au pouvoir d'une gauche républicaine au sein de laquelle les intellectuels ont une place importante ; Léon Blum symbolise alors l'ennemi de la droite réactionnaire : il incarne la République honnie, (et de plus sa gauche), et le Juif. Quelques années plus tard, le régime de Vichy offrira aux clercs de cette droite-là l'occasion d'une revanche. Les invectives et les caricatures se transformeront en dénonciations hargneuses, lourdes de conséquences. De l'autre côté, les clercs de gauche, chez qui la guerre d'Espagne avait aiguisé l'appétit d'engagement trouveront dans la résistance un nouveau vecteur pour exprimer leurs passions politiques.
La période de Vichy s'inscrit dans ce mouvement d'engagement progressif des intellectuels dans l'actualité. Déjà, en 1927, Julien Benda dénonçait la trahison des clercs. Pour lui en effet, le clerc doit servir les valeurs universelles et intemporelles de Vérité, Justice, Beauté. Dans cette logique, le clerc est celui qui dit : "Mon royaume n'est pas de ce monde". Il se pose comme le successeur laïc des clercs de l'Eglise autrefois garants de la tradition culturelle, la fonction de l'intellectuel étant d'énoncer la vérité, son ancêtre énonçant la vérité sacrée. C'est dire que pour Benda le clerc ne doit pas être actuel : au temporel, il doit préférer le spirituel. Et si le clerc a trahi, c'est qu'il a sacrifié ces valeurs universelles à des valeurs particulières : les passions politiques. A l'opposé, Charles Maurras prône la continuité de la pensée et de l'action…
Vichy doit être entendu ici lato sensu, car il n'est pas possible de comprendre la France de l'époque sans tenir compte de la vie en zone Nord, et, en ce qui concerne la vie intellectuelle, tout particulièrement à Paris. Le sujet suppose donc de s'intéresser aux relations du couple intelligence / politique, le mot politique étant pris dans sa double acception : un pouvoir et une idéologie qui le sous-tend. La problématique posée par Benda en 1927 est particulièrement adaptée à cette période. En effet, les pouvoirs dont il s'agit ici sont porteurs d'un projet idéologique : Révolution nationale pour Vichy, fascisme pur et simple pour l'occupant. Evidemment, la conquête idéologique ne peut se faire sans ceux dont la vocation est de manier les idées : les intellectuels. Le clerc se trouve ainsi au cœur des enjeux politiques. A ces sollicitations du pouvoir, comment va-t-il réagir ?
La tentation politique est forte pour lui, et elle correspond parfaitement au mouvement d'implication des hommes d'esprit dans le combat politique amorcé dans les années précédentes. Ainsi, le régime de Vichy n'est pas né par hasard, il procède de la réalisation de pensées politiques qui lui préexistent, en particulier celle de l'Action française. C'est ce qui explique pourquoi il agit un peu comme un aimant auprès d'intellectuels en mal d'incarnation. De même du fascisme pour ceux qui se sont éloignés de la tradition maurrassienne.
Les clercs et le pouvoir seront liés d'autant plus étroitement qu'ils se convoitent mutuellement : l'intelligence est un enjeu politique et le politique un enjeu intellectuel. De cela, il ne peut résulter qu'une politisation du champ intellectuel (I).
Inversement, la relation pouvoir / intelligence peut se déterminer par un phénomène de répulsion, pour ceux qui refusent de se faire les maîtres à penser de régimes qu'ils réprouvent. Face aux sollicitations et aux accusations dont ils sont l'objet, ceux-là peuvent-ils rester neutres ? En réalité, dans un tel contexte de surpolitisation, la neutralité est plus qu'improbable. Le clerc ennemi du pouvoir est poussé lui aussi à s'engager d'autant plus radicalement que ses adversaires se font plus pressants. Ainsi se dessine un second pôle intellectuel, symétriquement opposé au premier, et réunissant des personnalités aux sensibilités différentes.
La Libération s'ouvrira donc sur une scène intellectuelle recomposée, sur laquelle les intellectuels engagés auront le premier rôle (II). Le symptôme le plus voyant de cet engagement sera la responsabilité des intellectuels, mise en jeu au travers des procès de l'épuration. Vichy contribue donc ainsi à la redéfinition de la place et du rôle du clerc dans la Cité, ce qui en fait un moment crucial dans l'histoire des intellectuels.
[...] C'est ce qui explique pourquoi il agit un peu comme un aimant auprès d'intellectuels en mal d'incarnation. De même du fascisme pour ceux qui se sont éloignés de la tradition maurrassienne. Les clercs et le pouvoir seront liés d'autant plus étroitement qu'ils se convoitent mutuellement : l'intelligence est un enjeu politique et le politique un enjeu intellectuel. De cela, il ne peut résulter qu'une politisation du champ intellectuel Inversement, la relation pouvoir / intelligence peut se déterminer par un phénomène de répulsion, pour ceux qui refusent de se faire les maîtres à penser de régimes qu'ils réprouvent. [...]
[...] Même si la coalition est hétérogène, même si les dissensions vont s'y accroître avec la Libération, il n'en reste pas moins vrai que, de fait, ces clercs se trouvent engagés dans un combat, engagés dans l'actualité ; et leurs adversaires le sont tout autant. Dès lors, leur place peut-elle être redevenir subitement ce qu'elle était avant Vichy ? Ce serait négliger les conséquences de cet engagement La responsabilisation du clerc : l'épuration l'homme de plume se fait juge A engagé, engagé et demi. Les enragés de la collaboration qui vitupéraient à longueur d'articles contre les Juifs, les communistes, etc. [...]
[...] Comme son homologue allemand à Paris, le pouvoir de Vichy va plus loin qu une simple censure " classique " de temps de guerre. Ainsi, " le régime de censure de la presse de 1939, dans lequel pouvaient subsister certains espaces de liberté devient un régime d'orientation qui supprime ces libertés". Mieux, pour Paul Marion (ministre de l'information à partir de 1941), " la censure est une composante d'une politique globale d'encadrement total de la société Information, propagande, culture sont étroitement liées. [...]
[...] Diriger les esprits et diriger les clercs. Certains veulent dans cette perspective créer une direction des lettres, une corporation des écrivains (projet qui échouera). Est réalisé par contre : le Conseil du livre (juin 1941), " responsable de l'orientation intellectuelle à donner à la production des livres Y participent Drieu, Morand, entre autres. Autre moyen efficace : l'attribution de subventions (à Gringoire, Candide mais l'Action française refuse). Ainsi, tous azimuts, s'opère une conquête de la production intellectuelle par Vichy ; conquête qui, si elle reste limitée du fait de la concurrence de l'autorité occupante, n'en témoigne pas moins d'une volonté significative du régime de Vichy : ambition intellectuelle d'un régime à caractère idéologique. [...]
[...] Conclusion De l'affaire Dreyfus au procès de Robert Brasillach, la spécificité des intellectuels s'est fortement accentuée. L'intellectuel, s'il reste bien entendu un homme d'idées, n'est pas seulement cela. Sa parole joue un rôle particulier dans la vie de la Cité. [...]
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