L'ouvrage des historiens irlandais John Horn et Alan Kramer, professeurs d'histoire à Trinity College (Dublin), intitulé 1914 : les atrocités allemandes (2001 ; édition en langue française : Editions Tallandier, Paris, 2005, traduit de l'anglais par Hervé-Marie Benoît) est consacré à une période de l'histoire de la Première Guerre mondiale relativement peu connue du grand public : la période de la guerre de mouvement entre août et octobre 1914. C'est surtout la phase suivante du conflit, la guerre de position qui s'installe à partir de la fin de l'année 1914, avec l'apparition des tranchées et de la figure du poilu, qui est associée à la représentation de la Première Guerre mondiale; cette guerre de position a marqué les mémoires et l'imaginaire des Européens notamment à travers les grandes batailles de 1916 (Verdun, la Somme) qui sont de véritables carnages où les hommes meurent par centaines de milliers en quelques mois, ou encore l'année terrible, 1917, marquée par l'épuisement des belligérants et le développement de mouvements de contestation et de mutineries.
Cela explique vraisemblablement pourquoi la première phase de la guerre, d'août à octobre 1914 apparaît aujourd'hui dans les mémoires, comme celle d'une guerre plus humaine, plus traditionnelle, moins marquée par les atrocités car échappant à l'horreur des tranchées qui représente dans les mémoires la véritable nouveauté de la Première Guerre mondiale. Pourtant, en 1914, au cours de la guerre de mouvement, se développe une sorte de « guerre des illusions » sur le front occidental, qui se manifeste, dans chacun des deux camps, par une sorte de phénomène d'illusion collective fondée sur des rumeurs de guerre, qui se transforme en psychose collective, en ce que les auteurs appellent un « complexe mythique », et qui se traduit par une violence considérable, à la fois dans les faits, exercée par les Allemands contre les populations occupées, mais encore plus dans l'imaginaire collectif de chacun des belligérants.
[...] Georges Lefebvre, La Grande Peur de 1789, Paris Marc Bloch, Réflexions d'un historien sur les fausses nouvelles de la guerre, Allia, Paris Fernand van Langenhove, Comment naît un cycle de légendes. [...]
[...] Mais c'est aussi une lutte contre les ennemis de l'intérieur de la nation allemande que le complexe du franc-tireur vise à extérioriser. En effet, l'Allemagne, depuis sa réunification en 1870, lutte contre deux ennemis intérieurs : l'Eglise catholique, considère comme soumise à une influence étrangère et donc anti-allemande, combattue dans le cadre du Kulturkampf ; et le mouvement ouvrier et social-démocrate, lui aussi considéré comme ennemi de la nation allemande. Ce n'est donc pas un hasard si la lutte contre les francs-tireurs s'oriente plus spécialement contre le clergé catholique, accusé d'orchestrer la résistance, dont une partie importante est victime de violences, voire exécutée, en Belgique et en Alsace-Lorraine. [...]
[...] Au contraire, les alliés nient l'existence d'une guerre de francs-tireurs organisée, et condamnent les atrocités commises par les soldats allemands comme gratuites et injustifiées. Le fait que les rumeurs massives portant sur les francs- tireurs comme sur les exactions allemandes cessent dès octobre 1914 montre que ces phénomènes sont indissociablement liés à la nature de la guerre de mouvement, qui se traduit par une volonté de mener une guerre courte, et aux problématiques de l'invasion et de l'occupation, tant du point de vue des occupants que des populations envahies. [...]
[...] L'historiographie montre que de tels mythes fondés sur des fausses rumeurs naissent surtout dans des contextes de crises que sont les guerres et les révolutions, qui génèrent une peur chez les militaires comme chez les civils ainsi que des traumatismes qui atténuent leur esprit critique. Notamment, dans son ouvrage consacré à la Grande Peur de 1789, Georges Lefebvre étudie le processus qui a conduit à cette psychose collective qui a touché une très grande partie des campagnes françaises pendant deux semaines de l'été 1789 à propos de supposés brigands menés par des aristocrates et envoyés par les monarchies étrangères pour déstabiliser la jeune révolution, ainsi que les conséquences qu'a eues cette illusion collective sur le déroulement ultérieur de la Révolution française[1]. [...]
[...] Marc Bloch en fait une synthèse dans un essai paru en 1921[2], et dégage les enjeux de l'étude de ces phénomènes psychologiques de masse suscités par la guerre : On a le droit en effet de considérer comme telle la guerre européenne : une immense expérience de psychologie sociale, d'une richesse inouïe. Les conditions nouvelles d'existence, d'un caractère si étrange, avec des particularités si accentuées, où tant d'hommes à l'improviste se sont trouvés jetés la force singulière des sentiments qui agitèrent les peuples et les armées tout ce bouleversement de la vie sociale, et, si l'on ose ainsi parler, ce grossissement des traits, comme à travers une lentille puissante, doivent, semble-t-il, permettre à l'observateur de saisir sans trop de peine entre les différents phénomènes les liaisons essentielles.[ ] Or, parmi toutes les questions de psychologie sociale que les événements de ces derniers temps peuvent aider à élucider, celles qui se rattachent à la fausse nouvelle sont au premier plan. [...]
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