Qu'est-ce qu'être Russe ?
Cette question émerge au tout début du XVIIIe siècle, lorsque Pierre le Grand (1694-1725), dans une démarche volontariste sans précédent, impose à ses élites une occidentalisation dans laquelle il voit un gage de progrès économique et technique, mais aussi social. Cette occidentalisation est poursuivie tout au long du siècle par ses successeurs, notamment par les impératrices Elisabeth Ière (1741-1762) et Catherine II (1762-1796), qui la posent comme un principe a priori. En écho à cette occidentalisation poussée à l'extrême, des formes de résistance commencent à apparaître, ce qui débouche sur l'expression timide d'une conscience nationale, incarnée par exemple par un savant comme Lomonossov, qui refoule peu à peu les influences étrangères et participe à la « russification » de la culture. L'une des premières comédies russes, Brigadir (Le Brigadier), que Fonvizine achève en 1769, est ainsi une satire dirigée contre la « gallomanie ». Dans cette pièce, le personnage d'Ivanouchka apparaît comme le « gallomane » par excellence, tel qu'il est fabriqué en série dans les littératures européennes de l'époque depuis que les habitudes françaises ont conquis l'Europe : c'est un jeune homme que son voyage à Paris a entièrement transformé : il méprise sa propre patrie, déclarant qu'être Russe est pour lui « un défaut [en français dans le texte] que rien ne peut effacer », parsème ses phrases de mots ou expressions françaises et s'habille à la mode parisienne. Au XVIIIe siècle, cette réaction nationaliste est certes encore hésitante, mais elle montre bien qu'au cœur de l'interrogation identitaire russe, se trouve la question des relations avec l'Europe occidentale, des menaces que la greffe européenne fait peser sur la nation russe.
[...] Car, déblatérer contre la France est une des formes élémentaires de l'anglomanie. Griboïedov, en plaçant un aparté contre les Français dans la bouche de Famoussov, fait certes un clin d'œil au public contre la gallomanie russe ambiante, mais il laisse également entendre que le personnage de Famoussov, régi par le principe du conformisme, ne critique cette mode précisément que par effet de mode Le rôle de 1812 dans la perception des modèles étrangers Famoussov apparaît ainsi dans la pièce comme le personnage qui débite des lieux communs par excellence, l'« homme de la banalité triomphante écrit Jean Bonamour dans Griboïedov et la vie littéraire de son temps. [...]
[...] Elle était précisément représentée sous les traits d'une femme sentimentale, nourrie de références françaises. Cette indication nous fournit l'une des clés du personnage de Sophie : même si c'est un personnage moins caricatural que sa mère, elle souffre du même travers ; ses erreurs sentimentales sont intimement liées à l'influence du modèle français De la nullité des précepteurs français A l'éclat de la mode, à ses fantaisies, qui font de la vie française un objet de fascination tout autant que de critique, s'oppose la tristesse et le manque de brio des précepteurs étrangers, dont on s'était jusqu'alors entiché : les propos de Famoussov quelques lignes plus loin, se font l'écho de ces déceptions à l'égard des précepteurs étrangers. [...]
[...] Sa tirade moralisatrice sur les éternels Français semble finalement une éternelle lamentation sur la légèreté française, aussi convenue que ses réflexions pseudo-philosophiques sur la mort : Pauvres humains ; nous oublions Que nous irons tous dans ce petit coffre Où l'on est ni assis ni debout, déclare-t-il en inscrivant dans son agenda les obsèques d'un certain Kouzma Pétrovitch. Ses plaintes restent celles d'un Russe du XVIIIe siècle. La guerre de 1812, officiellement baptisée Guerre patriotique par les Russes, n'a probablement guère modifié ses sentiments sur ce chapitre. On peut supposer qu'il a pris part à l'élan patriotique, réel mais parfois exagéré, qui a saisi toute la population au moment de l'invasion napoléonienne de 1812 et du retour de l'armée russe après les campagnes de 1814 et 1815. [...]
[...] [ ] Il masque sous sa pompe et sous ses broderies Leur veulerie et le néant de leur cerveau ? Ces paroles de Tchatski semblent constituer un retour de Griboïedov sur lui- même, déçu des vanités de l'uniforme et plus généralement du patriotisme des anciens, souvent trop fanatique pour être sain, naturel. C'est aussi ce que déplore la narratrice du récit de Pouchkine intitulé Roslavlev (1831). Voici en effet comment celle-ci décrit, sur un ton quelque peu frondeur, l'attitude de la haute société russe juste avant 1812 et sa brusque conversion, lorsque les Les Nouvelles de Moscou apprirent à leurs lecteurs l'entrée de Napoléon sur le territoire russe : Tout le monde parlait de la guerre imminente et, autant que je m'en souviens, avec assez de légèreté. [...]
[...] Certes, ce simple rapprochement ne nous autorise en rien à parler d'« anglomanie à propos de Famoussov. Cependant, si ce dernier est à l'évidence bien loin des préoccupations libérales de ceux qui fréquentent les réunions secrètes du Club anglais dont parle Répétilov, on peut en revanche supposer qu'il admire, comme beaucoup de nobles conservateurs, les traditions hiérarchiques qui sont celles de l'Angleterre : en effet, en France, avant même le nivellement démocratique mis en branle par la Révolution de 1789, deux gentilshommes sont réputés plus ou moins égaux, alors qu'un lord anglais continue de dominer de haut la simple gentry ce qui plaît fort à certains aristocrates russes, qui y voient une sorte d'équivalent de l'ancien système de nomination aux fonctions civiles et militaires, qui établissait une gradation hiérarchique en fonction du prestige de la lignée de la famille. [...]
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