On peut commencer cet exposé par une citation de Paul Valéry, issue de sa lettre La Crise de l'Esprit d'avril 1919, citation qui à mon sens illustre la leçon qu'a tiré l'Europe au lendemain de la guerre : « Nous autres civilisations savons maintenant que nous sommes mortelles. Nous sentons qu'une civilisation a la même fragilité qu'une vie […] Tout ne s'est pas perdu mais s'est senti périr. Un frisson extraordinaire a couru la moelle de l'Europe. Elle a senti par tous ses noyaux pensants qu'elle ne se connaissait plus, qu'elle cessait de se ressembler, qu'elle allait perdre conscience… » Cette conscience européenne qui est ici perdue c'est le sentiment de la nécessité politique de faire l'Europe, de la construire. Elle dépasse le sentiment d'identité, c'est-à-dire le sentiment d'appartenance à une civilisation européenne. La conscience européenne n'est pas nouvelle : elle existe dès le XVIIe siècle où s'élaborent les premiers plans d'union politique des États souverains destinés à faire régner la paix en Europe tels que Nouveau Cynée d'Émeric Crucé (1623) ou le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe de l'abbé Saint-Pierre (1713). Cette conscience européenne se perpétue à travers le XIXe siècle et se précise : elle prend de l'ampleur dans les milieux pacifistes et se concrétise en ligues ou en congrès. C'est alors qu'intervient la guerre de 1914-1918, conflit fratricide qui se solde par le traité de Versailles du 28 juin 1919. Celui-ci divise l'Europe entre vainqueurs et vaincus et crée la Société des Nations, nouvelle organisation vouée à défendre la paix. C'est à ce moment que débutent les années 1920, dans l'immédiat après-guerre. Elles ne doivent s'éteindre qu'en 1929-1930, quand la crise économique ébranle l'Europe et voit revenir la montée en puissance des nationalismes. Ce n'est qu'à partir des années 1920 que l'Europe connaît un véritable développement de sa conscience, et il convient d'en exposer les modalités.
Au lendemain d'une guerre fratricide, alors que l'Europe redessinée par le traité de Versailles pourrait sembler plus divisée que jamais, quelle conscience européenne se dessine ?
[...] Son objectif est d'assurer la paix par l'arbitrage des conflits entre les nations, elle est installée à Genève. Bien qu'à l'origine, elle ait une vocation internationale, il faut souligner que la non-ratification du traité de Versailles par les Etats-Unis (19 mars 1920) et l'exclusion de la Russie communiste en fait une instance essentiellement européenne. La SDN représente un nouveau type de diplomatie, où les nations recherchent la conciliation et non l'alliance. Cependant, les européistes se rendent rapidement compte des limites de cette organisation : elle manque des moyens nécessaires à faire respecter son autorité, et ne parvient donc pas à calmer les conflits résultants des intérêts divergents entre nations européennes. [...]
[...] Ce sentiment du déclin est accentué par la situation de concurrence dans laquelle se trouve l'Europe vis-à-vis de nouveaux pôles de puissance économique tels que les Etats-Unis et le Japon, ainsi que la menace que représente l'extension bolchevique en Europe centrale. Cette idée de l'Europe, cette volonté de limiter la force des nationalismes va disparaître dans un retour aux égoïsmes nationaux que créent la crise et l'arrivée au pouvoir d'Hitler en 1933, et l'on peut donc s'interroger sur les raisons de cet effacement de la conscience européenne malgré toute l'ampleur qu'elle était parvenue à prendre pendant les années 1920. [...]
[...] Il y a une dépendance des Européens vis-à-vis des bourses américaines, comme en attestera dans une certaine mesure la crise de 1929. C'est la raison pour laquelle certains Européens recherchent une coopération économique à l'échelle européenne pour tenir tête à l'enracinement américain en Europe. C'est ce qu'illustre la création de l'Union Douanière européenne en 1925, qui cherche à donner à l'Europe un marché commun. L'Europe est conçue selon le modèle des Etats-Unis, on veut créer les Etats-Unis d'Europe : c'est par exemple Bertrand de Jouvenel qui écrit en 1930 Vers les Etats-Unis d'Europe. [...]
[...] Faire bloc contre la menace extérieure Le déclin interne à l'Europe s'accompagne d'une menace extérieure qui accentue ce sentiment de décadence. En effet, après la guerre émergent deux nouvelles puissances économiques, les Etats-Unis et le Japon, ainsi qu'une nouvelle puissance, basée sur l'idéologie communiste qu'est l'URSS. On souhaite voir l'Europe devenir une troisième force, comme l'exprime Coudenhove-Kalergi dans sa Lettre aux Parlementaires français en 1924. L'Europe n'est plus seule au monde, et elle est concurrencée par ces nouveaux foyers de puissance. [...]
[...] Ce désir de paix va se traduire par un soutien à l'idée d'unification de l'Europe. C'est ce qu'illustre la formule de Georges Duhamel en 1933 : c'est pendant la guerre que nous avons pris une forte conscience de l'Europe et de ce qu'elle représente dans le monde Ainsi, si la guerre a vu s'entretuer les peuples, elle a créé une expérience commune dans laquelle tous les Européens se reconnaissent. C'est l'idée de Carlos Sforza, diplomate italien, qui la considère comme un élément de rapprochement entre les peuples. [...]
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