Devant cette soif toujours plus grande de spectacles de l'atrocité, d'hommes agonisant et de corps frôlant la mort, je me suis demandé comment a pu prendre forme ce que l'on pourrait maintenant appeler « loisir » : être le spectateur de corps souffrants, mal-en-point, où la mort éveille tant la consternation que la compassion.
Des médias tout au long du XXe siècle ont poussé à ce cheminement : la photographie, la télévision, le cinéma, ont construit une spectacularisation des corps dans la guerre.
En effet, la guerre est de plus en plus médiatisée, « couverte » comme on le dit dans le jargon journalistique, ce qui facilite l'accès à sa connaissance, mais plus que ça : le spectateur d'une simple photographie, ou d'un journal télévisé, est transposé sur le terrain de la guerre, tant la réalité des chocs et de l'atrocité est perceptible.
Alors, depuis son canapé ou son confort personnel, il perçoit tel un loisir quelconque, la souffrance d'un groupe, la déstructuration d'un corps, bref, ce qui le rapproche le plus possible de la mort tout en le préservant, en le laissant dans son confort, dans son univers de paix.
C'est que voir des corps mourants, violentés, devient un objet presque de consommation : les chaînes d'information et lignes éditoriales ne pensent qu'à en mettre plein la vue, à choquer. De même, le spectateur peut dorénavant « jouer à la guerre », donc « jouer à mourir », car il peut réaliser son rêve : faire comme si il y était, dans cette guerre, dans ce lieu à haut risque, mais tout en sachant qu'il n'y est heureusement pas, car il joue depuis son ordinateur au jeu Counter Strike, où se voir en train de tuer son adversaire dans des conditions très proches de la réalité, est plus que visible : c'est sensible. En appuyant sur les boutons, se déplaçant, chargeant son arme et stresser sur la possibilité d'une possible intervention de l'ennemi, le spectateur rentre en jeu, il est alors acteur, dans la fiction.
L'historien invente ses sources en ce sens qu'il les dénature : tout est source, tout est public. Aucune source ne peut être exclue a priori, par définition du champ de l'histoire culturelle. Ici je me suis basée sur le poids des images : de la photographie au cinéma en passant par la peinture, les images de synthèse et les journaux télévisés.
La compréhension de la culture d'une époque nécessite qu'on fasse d'abord un sort à des créateurs, des médiateurs, des œuvres, des genres, des supports reçus par leurs contemporains : c'est pourquoi j'ai particulièrement étudié les conditions de production mais aussi ses différentes réceptions. Enfin, il m'a fallut varier les supports, aller de l'art pictural à la télévision, par exemple.
Dans la démarche de l'histoire culturelle il faut constituer le schéma fonctionnel de toutes ces imageries qui font qu'une société peut aussi s'interpréter comme un agrégat de configurations non seulement « collectives » (au sens où elles seraient produites et partagées sinon par le groupe, du moins en groupe), mais « sociales », et c'est ce cheminement qui est ici aussi pris en compte, à travers la volonté de vouloir comprendre comment un groupe, la société occidentale, se pose en spectateur de la douleur des corps dans la guerre.
Ici, le mesurable et le médiatique, valeurs fortes de l'enquête culturaliste, m'ont permis d'étudier comment un phénomène de destruction des corps peut se muter et devenir un loisir à part entière. C'est ce que l'on voit à travers le goût pour des films de guerre, scènes violentes et d'atrocité.
Dans le cadre de cette micro-recherche culturaliste, j'ai voulu m'attacher particulièrement aux médias et représentations de la souffrance des corps en tant de guerre et violence, afin d'étudier leur rôle et leur influence sur les sociétés occidentales, notamment leur interprétation véhiculée par la mise en spectacle de ces images par les médias. J'ai donc travaillé les sources surtout dans le but de comprendre leur condition de production, ainsi que leur réception. C'est pourquoi j'ai choisi des types de sources bien établis. J'ai voulu faire un travail de recherche à partir d'images, car elles sont le reflet d'un conception d'un événement par l'homme à un moment donné, ici comment l'image reflète un langage de mise en scène de la souffrance humaine, et comment ce langage joue de manière importante dans les consciences. Les sources sont donc principalement de types médiatiques : journaux télévisés, presse écrite, photographie, internet, mais aussi de type plus artistique comme des représentations picturales diverses et des films de guerre, mais aussi des sources prises à partir du quotidien environnant l'homme occidental comme les jeux vidéo. Ces sources sont à la fois typiques de la recherche historique (iconographie par exemple), mais aussi atypiques, comme les images synthèse, jeux vidéo et images véhiculées librement sur internet, dans une vision culturaliste, où « tout est source, tout est public » (P. Ory).
J'ai alors analysé ces différentes sources, afin de comprendre le message qu'elles véhiculaient mais aussi leur place influente dans la société moderne. Les documents iconographiques, photographies, estampes, sont décortiquées et commentées finement pour comprendre leur contexte de production et leur portée sur la population. Quant aux médias, films de guerre et jeux vidéo, ils sont analysés pour comprendre de quelle manière ils mettent en scène une « spectacularisation » de la souffrance des corps, lors de guerres.
Un souci d'objectivité et de contextualisation, nécessaire à la recherche culturaliste, et à la bonne utilisation des sources a aussi été mis en œuvre.
Enfin, afin d'étayer cette micro-recherche, et de mieux développer l'analyse des sources, j'ai pris appui sur la bibliographie existante, concernant mon sujet et l'histoire culturelle en général. C'est pourquoi les travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau sur les corps en guerre, l'analyse très pertinente des images et de leur fonction par Laurent Gervereau, mais aussi le point de vue de Susan Sontag sur l'attraction de « voir souffrir » m'ont assisté dans cette étude de mise en spectacle du corps en guerre.
Les images des atrocités sont devenues, par l'intermédiaire des petits écrans de la télévision et de l'ordinateur, quelque chose de presque « banal ». La perception du visionnage de la réalité est-elle érodée par le barrage quotidien de telles images ? Comment se manifeste, et à quelles fins, cette mise en spectacle de la souffrance humaine ?
[...] Lorsque les combats commencent, l'audience atteint alors son paroxysme. Plusieurs types de motivations peuvent expliquer ce surcroît d'intérêt : la soif de connaissance des combats et de leurs débouchés, la prise de conscience des conséquences des combats pour l'individu, le groupe, la communauté, le pays (bombardements, limitations des libertés, perte de souveraineté), la volonté d'obtenir des nouvelles de proches, notamment parmi les combattants, la communion avec l'élan patriotique, les buts de guerre poursuivis par le pays, la jouissance d'une forme de spectacle guerrier, la fameuse guerre en direct porteuse d'épisodes épiques, génératrice d'émotions. [...]
[...] Otto Dix, Invalides de Guerre Jouant aux Cartes Costanza, coll. priv. Susan Sontag, Devant la douleur des autres, Christian Bourgeois Ed Robert Capa, Mort d'un milicien, Cerro Muriano (front de Cordoue) Tirage sur papier baryté x 35 cm, BNF, Estampes, acquisition 1964-12200. Les cadavres du camp de Bergen-Belsen photographiés par des soldats américains en 1945, http://www.interet-general.info/IMG/Allemagne-Bergen- Belsen-1.jpg. Goya, Los desastres de la guerra, série de 82 eaux-fortes, 1810-1815. Bibliothèque Nationale d'Espagne, Catalogue des estampes de Goya, Madrid, Biblioteca Nacional http://www.bne.es/productos/Goya/lista_desastres1.html Company of Heroes, Call of Duty 2 et Counter Strike, trois jeux video commercialisés, www.erenumeric.fr. [...]
[...] Elles montrent les corps dépecés d'adultes et d'enfants. Elle montrent la manière dont la guerre élimine, détruit, brise, arase le monde construit. Les images sont pourtant réduites à une fonction illustrative. Là réside le premier paradoxe du temps de guerre. Ce temps d'exception reste lié à des mémoires imprégnées du spectacle de la guerre, un spectacle à sens unique, restreint. Seuls quelques auteurs, comme Jacques Callot avec les Misères et malheurs de la guerre, soulignent ce que nous appelons aujourd'hui pudiquement les «dommages collatéraux». [...]
[...] L'homme n'est plus discernable. L'horreur a là aussi transformé les corps. Cette masse de corps sur le sol, cette froideur qui est visible par le côté stoïque de la photographie, par ce noir & blanc qui fige ces corps dans leur souffrance à jamais, tendent à illustrer cette horreur en spectacle, cette épreuve faite sur le corps. Quant à la médiatisation télévisée, ce fut avec la guerre du Vietnam qu'elle pris son élan : premier des conflits à être placé, jour après jour, sous l'œil des caméras de télévision. [...]
[...] L'attention du public est stimulée par ce qui retient l'attention des médias, c'est-à-dire essentiellement les images. Une guerre dont il existe des photographies devient réelle Ainsi, ce sont les images qui ont mobilisé la protestation contre la guerre du Vietnam, première guerre multi- médiatisée (presse et télévision surtout). Cela illustre bien le pouvoir des images, qu'elles soient fixes ou en mouvement, à déterminer le type de catastrophes et de crises qui suscite notre attention, notre intérêt, et en fin de compte, la manière dont nous évaluons ces conflits. [...]
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