« La Constitution a, plus qu'un auteur, un père et il n'y a pas d'autre nécessité que celle de suivre le chemin commencé à Bayeux ». Ces propos de Georges Vedel, professeur de droit public français sont symptomatiques d'une vision idéalisée, embellie des liens qui unissent le discours de Bayeux et la Constitution de la Cinquième République adoptée en 1958.
Ce discours devenu présage accrédite la représentation d'une pensée gaullienne immuable, d'une trajectoire rectiligne entre la démission du Général en janvier 1946 et son retour en mai-juin 1958.
L'avènement de la Cinquième devient alors l'aboutissement naturel, inéluctable d'une prophétie énoncée douze ans auparavant par l'augure gaullien, régulièrement réactivée par les gaullistes au cours de la Quatrième République et, en définitive, confirmée dans les faits par la chute d'un régime et la naissance d'un autre. C'est d'ailleurs l'avantage d'une prophétie : une annonce ambiguë, intemporelle et imprécise dont le sens ne se révèle qu'avec sa réalisation.
Brigitte Gaïti, professeur de sciences politiques à Paris IX réfute cette vision fataliste de l'histoire. Selon elle, loin d'être une prophétie énoncée dès 1946, témoignage de la prescience du Général, c'est en réalité un récit construit a posteriori pour mieux légitimer la naissance de la Cinquième République
Dans son ouvrage De Gaulle prophète de la Cinquième République, elle se propose d'interroger et de déconstruire ces conceptions déterministes qui font de la IVème République un régime nécessairement voué à disparaître, portant en lui les germes de son propre dépérissement et d'éclaircir « les points aveugles », les angles morts d'un récit mythique de « la geste gaullienne ». Elle s'attache également à montrer que cette prophétie a servi la légitimation d'une Cinquième République qui naquit dans une période agitée, en pleine guerre d'Algérie. Enfin, elle cherche à comprendre ce qui s'est joué derrière l'élaboration de cette prophétie : loin d'être un événement écrit, la Cinquième République est aussi le fruit de transactions nées de la conjoncture politique d'alors et d'intérêts mutuels partagés entre les différents acteurs du jeu politique.
Il s'agira donc de voir comment la Vème est légitimée à travers une prophétie politique fabriquée après coup, elle-même confirmée par une Histoire recomposée et sélective.
Nous nous attacherons, à l'image du livre, à combler l'écart entre l'Histoire officielle et une réalité fluctuante ; entre une prophétie monolithique et l'enchaînement de faits qui concoururent au retour de De Gaulle.
D'abord en analysant les conditions qui rendent la réalisation de la prophétie pensable et possible puis en montrant que la légitimation de la Vème est le fruit d'un processus complexe mais "rationnel" de légitimation mutuelle entre le général de Gaulle, les acteurs du jeu politique et les hauts fonctionnaires avant de montrer comment l'Histoire officielle a escamoté la IVème pour mieux accréditer la vraisemblance d'une prophétie gaullienne.
[...] Par exemple, Jean Gicquel, professeur de DC parle de destinée de la Constitution de Bayeux [26]. Progressivement, l'idée que la Constitution de 1958 n'est que la réalisation d'une volonté et d'une pensée gaullistes très anciennes, que le discours de Bayeux est la source première de la Cinquième République, prend corps et accrédite un sens de l'Histoire. Au fur et à mesure des interprétation engagées par des hommes politiques, des journalistes, des juristes, des politologues et des historiens, un nouveau discours s'impose d'évidence, devenu ce fait établi, largement incontestable, qui occulte les conditions de sa fabrication collective Ces analyses sont également longtemps restées très prégnantes dans la manière d'aborder l'histoire de la IVème République. [...]
[...] La Quatrième n'est réduite qu'à sa médiocrité, elle n'est analysée qu'au prisme de l'absence prolongée du Général. Hors, une étude plus précise de l'itinéraire gaullien au cours de cette période nuance cette idée d'un retrait total et obstiné. Loin de s'être tu, le Général a joué un rôle politique actif de 1946 à 1954. Il s'engage notamment contre la CED (Communauté européenne de défense) entre 1950 et 1954 : La C.E.D., cela consiste à rassembler les forces européennes pour les mettre collectivement à la disposition des États- Unis Puis il précise : Il faut que la France ait une épée ; il faut que ce soit la sienne ! [...]
[...] Volonté de tirer un trait, d'effacer cette période de l'Histoire. Il en va de même pour les fidèles du général qui, au prix de contorsions avec l'histoire, font de la Quatrième une période sans intérêt. Olivier Guichard écrit : Cette période [ ] fut dans la vie du Général, une sorte de parenthèse un peu floue et il est souhaitable que cette impression demeure Quant aux acteurs de la Quatrième République, ils éprouvent beaucoup de peine à faire entendre leur voix. [...]
[...] -Les "jeux politiques" qui ont si souvent servi à discréditer cette période, ont largement légitimé une Cinquième République plus stable dominé par un homme au-dessus des partis. En 1958, l'expansion et la concentration accrue des pouvoirs dans les mains d'un Président fort deviennent pensables en réaction à ces douze années marquées par l'instabilité gouvernementale. Ce qui avait été dénoncé en 1946- dans un contexte d'après-guerre profondément marqué par l'expérience de Vichy- comme une tentative de personnalisation du pouvoir devient acceptable en 1958. Entre-temps, la Quatrième a contribué à faire évoluer les opinions. [...]
[...] Plan Introduction I A quelles conditions la prophétie peut-elle s'écrire ? 1 Le discours de Bayeux, récit mythifié et fondateur de la «geste gaullienne 2 La Quatrième République : un temps mort paradoxal 3 La guerre d'Algérie et le retour du Général II La Cinquième République ou l'histoire d'une légitimation mutuelle 1 Création d'une figure prophétique par de Gaulle et les gaullistes 2 La conversion de multiples acteurs 3 Le ralliement des hauts fonctionnaires III Ce que masque la prophétie : une Histoire recomposée 1 Une ère politique nouvelle 2 La 4e République oubliée 3 Une relecture de l'Histoire par les universitaires Conclusion Bibliographie Sources Gaïti Brigitte, De Gaulle, prophète de la Vème République, Paris, Presses de Sciences Po p. [...]
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