A la veille de la Première Guerre mondiale, l'européanité de la Russie paraît être une évidence. En effet, depuis le 18e siècle, la Russie converge vers l'Europe grâce à l'action de Pierre Le Grand. Cette fenêtre sur l'Europe est immédiatement justifiée par le géographe Tatitchev qui pose la frontière orientale de l'Europe au cœur de la Russie sur les collines de l'Oural. Au 19e siècle la Russie participe activement à la politique européenne (notamment lors des guerres napoléoniennes), entreprend des alliances dynastiques avec l'aristocratie européenne et devient un des phares intellectuels de l'Europe.
En outre, les idées européennes qui naissent à ce moment ne sont pas étrangères à la Russie. La Russie a aussi donné naissance à un Père Fondateur de l'Europe : Vassili Malinovski, au début du 19e siècle, propose d'instituer une alliance générale et un conseil en Europe pour instaurer la paix ; un Mouvement Jeune Russie inspiré des idées de Guiseppe Mazzini s'implante ; et Victor Hugo lui-même la cite dans son fameux discours prononcé le 21 août 1849 au Congrès de la paix (« Un jour viendra où vous France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne. »).
[...] Or en 1928, de nouvelles difficultés se font jour : les relations franco-soviétiques piétinent, les minorités germanophones sont menacées en Pologne, allié de la France, le pacte Briand-Kellog déçoit les attentes françaises car il ne permet pas la réintégration de l'Amérique au côté de la France pour l'aider à assurer la sécurité et la paix en Europe. Briand conçoit alors un nouveau système en Europe dans le courant de l'été 1929. Il veut construire un système économique et politique original fédérant les nations européennes qui permettrait à l'Europe d'être indépendante de l'Amérique, et d'être libérée des menaces venant de l'Union soviétique, de son prosélytisme révolutionnaire et des manœuvres diplomatiques. [...]
[...] Il s'agit donc de s'interroger sur la façon dont les groupes et les personnes qui pensent l'Europe unie, voient le rôle futur de la Russie dans un ensemble européen et sur la façon dont ses conceptions peuvent évoluer au prorata des évènements pour parvenir à déterminer si comme le pense Martin Malia cette place est essentiellement motivée par les sentiments passionnels que suscitent la Russie Soviétique ou si, au contraire, les considérations idéologiques et les intérêts géostratégiques des acteurs des projets européens n'influencent pas aussi leur conception de la place de l'URSS dans l'unité européenne ? Certes la révolution d'octobre marque une rupture du projet soviétique par rapport aux traditions politiques, économiques, sociales, culturelles de l'Europe occidentale et l'empêche ainsi de pouvoir facilement prétendre à intégrer l'unité européenne. Mais la Révolution d'octobre revêt aussi un charme tout particulier pour ceux qui rêvent d'un renouveau. Enfin la place de l'URSS dans les projets d'unité européenne évolue au fur et à mesure que ses projets se concrétisent et en fonction des événements historiques. [...]
[...] Cette homogénéité peut être aussi économique, c'est l'idée à la base des considérations développées par Delaisi, des projets économiques régionaux ou de l'Union douanière européenne. L'européisme, si l'on en croit Jean-Luc Chabot[4], emprunte davantage au libéralisme qu'à d'autres courants. On peut donc considérer l'européisme comme une idéologie, en réaction au communisme et au nationalisme totalitaire. Dans ces conditions, on comprend pourquoi il semble difficile de concevoir une place à l'Union Soviétique dans les projets d'unité européenne. De son côté, le projet soviétique ne conçoit en aucune façon l'unité européenne. [...]
[...] Au regard de cet aperçu, la thèse de Martin Malia ne paraît pas suffisante pour rendre compte de la place de l'URSS dans les projets d'unité européenne. Certes des sentiments de répulsion et d'attraction ont pu jouer. Mais si la plupart des projets postulent l'incompatibilité de l'Union soviétique et de l'union européenne, les motivations sont plutôt d'ordre idéologiques que pulsionnelles. En outre, l'unité européenne n'est pas forcément déjà préétablie. Elle peut être à construire au sein d'un projet ce qui laisse beaucoup plus de liberté à la place de l'URSS. [...]
[...] Cette tendance se renforce dans les années 1930 dans le contexte du plan Quinquennal. L'industrialisation rapide décidée par Staline nécessite le développement du commerce extérieur dans une atmosphère politique propice. Or la crise de 1929 induit une réduction du commerce mondial et une vague de protectionnisme qui se fait d'abord au détriment de l'URSS. Staline considère à l'inverse de Lénine que l'Europe occidentale est la norme par rapport à laquelle le retard russe est défini. Sa politique est animée par une logique pragmatique héritée du règne de Pierre plutôt que d'une logique utopiste léniniste où le modèle soviétique est en tout supérieur[13]. [...]
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