Il est dans la nature même du fascisme de s'appuyer sur les masses pour arriver démocratiquement au pouvoir : c'est alors seulement qu'il instaure un régime fasciste. Or dans les années 1930, la France n'a connu aucun parti de masse comme l'Allemagne avec la NSDAP ou l'Italie avec le parti fasciste, capable de parvenir au pouvoir avec une telle idéologie. Mais cela signifie-t-il que l'on ne puisse parler d'un quelconque fascisme en France au moment où celui-ci se développait en Europe, aussi bien en Italie qu'en Allemagne ou bien même en Espagne avec la Phalange ?
Bien que ce vocable, dans son acception restreinte, ne s'applique qu'à l'expérience de Mussolini en Italie, il en est venu à désigner tous les mouvements ou régimes qui aspirent au pouvoir par la compression des libertés et l'asservissement du citoyen à la tyrannie, quelle que soit l'inspiration de celui-ci. A priori, rien de comparable en France dans les années 1930 ; pourtant, on peut se demander, à l'instar de Zeev Sternhell, si le fascisme n'a pas exercé en France une fascination sur les leaders des vieilles formations nationalistes, pour lesquelles ces années d'agitation ligueuse et de critiques d'un régime républicain médiocre, faible ou corrompu, auraient permis la concrétisation de leurs aspirations fascistes au même titre que celles du peuple. A l'inverse, ne peut-on imaginer que le problème fut agité comme un épouvantail par la Gauche pour donner une justification à sa politique de Front populaire adoptée au milieu des années 1930 ?
Nous étudierons d'abord ce qui tend à démontrer l'existence d'un certain fascisme à la française durant cette décennie ; puis nous verrons qu'il n'y a pas vraiment eu de fascisme en France, contrairement au cas de plusieurs pays d'Europe continentale ; nous nous attacherons donc pour finir à ce qui a fait de la France des années 1930 une terre peu propice au développement du fascisme.
A partir d'événements marquants comme le 6 février 1934 ou d'idéologies proches du fascisme qui régnèrent dans certains milieux, on peut soutenir que la France a connu son propre fascisme dans les années 1930, alors que celui-ci était en pleine expansion en Europe. Les antécédents de la Droite française auraient-ils eu comme aboutissement un fascisme français dans l'Entre-deux-guerres ?
On peut considérer que Napoléon Ier et Napoléon III ont frayé la voie au fascisme, par la dictature, le culte du grand homme, la recherche de l'appui populaire contre les élites anciennes, par le plébiscite ou par la reconstruction du corps social. Mais le bonapartisme exprime autant la Révolution française que le nationalisme d'inspiration jacobine et, au XXème siècle, il perd toute véritable implantation. Sa dernière incarnation est le « boulangisme », dont aucun fasciste français ne se réclame ; si ancêtre il y a, il est oublié. Le bonapartisme est d'ailleurs récusé comme « républicain » par l'Action Française (AF), tendance politique dont E. Nolte relève les traits fascistes : favorable à l'autorité, à la hiérarchie, à la discipline ; hostile à l'individualisme, à la démocratie et surtout à la République parlementaire. L'AF exalte même la violence, la subversion : elle a ses équipes de choc (les Camelots du roi, dont les membres sont souvent issus de la jeunesse étudiante), qui « châtient les mal-pensants ». On peut, de fait, la considérer comme la matrice du fascisme français. En outre, la guerre a remis à l'honneur, comme en Italie, efficacité, hiérarchie, sens national ; les anciens combattants déplorent les querelles et l'inefficacité des partis politiques, qui ont « galvaudé » la victoire. De nombreux groupes veulent « grouper les amis de l'ordre » contre la subversion sociale ; certains, comme les Jeunesses patriotes, portent un uniforme (un imperméable bleu et un béret) et préconisent un renforcement de l'autorité - renforcement de l'exécutif, limitation du profit - avec une charte sociale rappelant la thématique sociale de Napoléon III. Les grandes manifestations communistes, à l'occasion du transfert des cendres de Jaurès au Panthéon, illustrent le thème de l'insurrection bolchevique. Les Jeunesses patriotes profitent de ce contexte pour réincarner la vieille Ligue des Patriotes, sous l'impulsion d'un industriel important et ancien président des Jeunesses bonapartistes : Pierre Taittinger. Elles finissent par constituer une force d'appoint à la police pour le maintien de la paix civile. N'atteignant pas même 90 000 adhérents, elles connaissent un nouveau départ éphémère à la suite du 6 février 1934. Mais, regroupées en Parti national populaire, à son tour dissous par Léon Blum, elles disparaissent avec le Parti républicain national et social en juin 1936.
Parallèlement, le Faisceau de Georges Valois est le premier mouvement influencé par le fascisme italien. Valois est convaincu que les fascistes de la première heure sont venus chercher « chez nous la nourriture doctrinale ». Ce fascisme serait un fascisme plus pur que celui du Duce, dans lequel il voit une solution possible pour empêcher les classes moyennes de rejoindre le communisme. Il veut, donc, réunir socialisme et nationalisme, l'Etat des combattants et celui des producteurs, l'ouvrier et la royauté, antiparlementarisme et corporatisme. L'idéologie proposée par Valois est, en fait, un avatar modéré du fascisme, adapté au tempérament national français, petit bourgeois, fondé sur la famille et la décentralisation extension de la solidarité familiale, sur la profession extension de l'atelier. Mais le fait que la Droite se retrouve au pouvoir contraint Valois à modifier sa pensée : il retourne aux sources. Il voit alors dans le fascisme une réaction permettant aux minorités guerrières de reprendre le contrôle total de l'Etat : c'est une résurgence du socialisme aristocratique et autoritaire de Saint-Simon. Ainsi, le 10 juin 1928, il fonde le Parti républicain socialiste. Mais la plus grande partie de ses militants le quitte alors ; il est exclu par ses propres troupes.
Par suite, l'historien israélien, Zeev Sternhell, dans ses deux ouvrages Ni Droite, ni Gauche. L'idéologie fasciste en France et La Droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines du fascisme français, s'oppose à la thèse selon laquelle le fascisme français n'aurait été qu'un épiphénomène dans la vie politique française de l'Entre-deux-guerres. Il baptise « fascisme » toutes les manifestations d'hostilité à la démocratie bourgeoise et parlementaire. Pour lui, non seulement la France n'a pas échappé au phénomène fasciste, mais celui-ci y a occupé un espace considérable, et cela avant même que le mot n'eût été inventé par les adaptateurs italiens d'une idéologie qui serait née en France à la charnière du XIXème et du XXème siècle. Il examine les tentatives de synthèse entre nationalisme et syndicalisme révolutionnaire d'inspiration sorélienne effectuées par quelques individus et groupuscules placés soit dans la mouvance de l'AF (Bacconnier, Cercle Proudhon) soit dans celle du mouvement « jaune » (Bietry, Lanoir). Il émet l'idée que ces formes de « préfascisme » européen, directement tributaires de la révision du marxisme par Sorel, ont constitué en France un système d'idées organisé et cela vingt ans avant l'apparition d'idéologies analogues ailleurs en Europe et notamment en Italie.
[...] Il paraît à partir du 29 novembre 1930. L'antibolchevisme y occupe la première place, sous la plume de ces brillants intellectuels. En juin 1937, acculé par les problèmes financiers, il est sauvé par le soutien d'industriels lyonnais qui confient le poste de rédacteur en chef à Brasillach. Ainsi, avant la guerre, les groupes fascisants ou carrément fascistes sont nombreux et divers en France ; ils sont aussi rivaux. Chacun d'entre eux s'adresse à une clientèle déterminée, de l'ouvrier au paysan. [...]
[...] Peut-on parler d'un fascisme français dans les années 1930 ? Il est dans la nature même du fascisme de s'appuyer sur les masses pour arriver démocratiquement au pouvoir : c'est alors seulement qu'il instaure un régime fasciste. Or dans les années 1930, la France n'a connu aucun parti de masse comme l'Allemagne avec la NSDAP ou l'Italie avec le parti fasciste, capable de parvenir au pouvoir avec une telle idéologie. Mais cela signifie-t-il que l'on ne puisse parler d'un quelconque fascisme en France au moment où celui-ci se développait en Europe, aussi bien en Italie qu'en Allemagne ou bien même en Espagne avec la Phalange ? [...]
[...] Mais parler de fascisme pour qualifier l'agitation qui ébranle la vie politique et intellectuelle française des années 1930 est inexact. La thèse de Sternhell est une interprétation erronée, car construction ou reconstruction a posteriori d'éléments épars et hétérogènes qu'aucun mouvement politique n'a alors réussi à rassembler, ni à unifier durablement et massivement en France. C'est accorder, en effet, une importance excessive aux quelques intellectuels brillants qui composent son corpus. En outre, cela revient à ériger en un système cohérent doté d'un cadre conceptuel une tentation politique en fait conditionnée par les événements, s'adressant à une clientèle éminemment hétérogène et affirmant dans sa phase initiale presque tout et son contraire. [...]
[...] Or, aucun dirigeant fasciste ou d'inspiration fasciste ne s'est retrouvé au pouvoir en France et, de fait, aucun régime autoritaire fasciste ne s'y est développé. De plus, chacun des fascismes a puisé dans son histoire et dans ses traditions propres l'idéologie qu'il développe et ne s'est pas inspiré comme Sternhell le pense d'un fascisme français. Les régimes fascistes d'outre-Rhin et d'au- delà des Alpes sont avant tout la résultante d'événements imprévisibles à la Belle Époque, telle une crise économique et sociale de l'ampleur de celle de 1929 venant après une guerre aussi éprouvante et longue que la Grande Guerre. [...]
[...] Dans un premier temps, on peut imaginer aisément que l'opinion française ait été fort peu favorable à l'instauration d'un régime autoritaire, belliqueux et révisionniste. La France est, en effet à l'époque, le principal bénéficiaire du nouvel ordre mondial : elle est sortie victorieuse de la guerre et a recouvré les provinces perdues (Alsace, Moselle) et de ce fait ne nourrit plus cet esprit revanchard ni cet irrédentisme d'avant-guerre, du type de celui qui règne en Italie et naît en Allemagne. [...]
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