Notre siècle, s'exclamait Kant, est le siècle propre de la critique à laquelle tout doit se soumettre. » Cette caractérisation du XVIIIe siècle comme « siècle critique » s'applique particulièrement bien à la France à partir de 1715, et ce, de façon crescendo jusqu'à 1789. En effet, le jansénisme des Lumières, fédération de mécontents favorisée par la régence, a ainsi pu critiquer plus ouvertement le régime politique, formant ainsi pour beaucoup de gens le premier apprentissage de la vie politique, la première forme d'expression, encore embryonnaire, d'une « opinion publique ».
Or, ce n'est pas seulement un régime politique auquel les Lumières soumettent leur critique, mais bien un système politique, notion plus englobante et plus profonde. En effet, si la politique est l'attribution autoritaire de valeurs, le système politique est l'ensemble d'interactions par lesquelles s'effectue cette attribution de choses de valeur. L'œil critique basé sur la raison ne s'attaque désormais plus seulement à des manifestations de l'autorité, à des réformes précises, mais l'opposition théorique du XVIIIe siècle s'attaque aux fondements du système politique d'Ancien Régime, à ce qui légitime le pouvoir du monarque sur le territoire français, en un mot, la souveraineté. Or, jusqu'alors, dans la tradition monarchique française, le Roi détient une autorité incontestable, car d'essence divine. « La souveraineté n'est pas plus divisible que le point en géométrie » souligne. Jean Bodin en 1576 dans une pensée absolutiste qui servira de vade-mecum à la pensée absolutiste du XVIIe siècle. Étant donné qu'il ne peut y avoir de corps du royaume sans une seule tête capable d'en exprimer l'unité, la monarchie, ou commandement d'un seul est donc le support politique le mieux adapté à l'indivisibilité de la souveraineté, et mieux même, la monarchie absolue est le régime le plus à même de servir l'intérêt commun contrairement aux forces de dissociation. Mais ce système politique appuyé sur la souveraineté issue du droit divin, sur un système social caractérisé par la société d'ordres, va voir ses prérogatives régaliennes de plus en plus contestées. Certes, la monarchie avait déjà eu affaire à des contestations profondes, comme celle des monarchomaques cependant c'est bien chez les Lumières que l'on a coutume de distinguer les origines théoriques de la Révolution française. Mais alors en quoi l'opposition théorique au système politique d'Ancien régime prend une dimension nouvelle sans laquelle la Révolution française n'aurait sans doute pas été possible ?
[...] L'homme de lettre est engagé, sa critique doit, de proche en proche, contribuer au progrès indéfini de l'esprit humain. Rousseau souligne ainsi la communauté des écrivains vertueux chez qui le désir d'instruire a supplanté le désir de plaire Dans ces conditions, les Lumières sont bien un front commun, unitaire, impersonnel, œuvrant pour la vérité par opposition à une tradition et un passé relégué aux ténèbres et à l'obscurantisme Cette impression d'unité et ce poids acquis par les philosophes vient du fait que ceux-ci font de leur for privé une chose commune grâce au principe de communication des opinions. [...]
[...] Toutefois, ces idées se sont confrontées à la résistance d'un système politique aux assises pluriséculaires, fortement ancrée dans les esprits. Ainsi, il n'est pas sûr que le désenchantement des formes traditionnelles de la monarchie soit à mettre au compte des philosophes des Lumières étant donné que leur action était relativement limitée et peut être pas aussi visible et claire que la vision qu'en a tirée l'historiographie a posteriori. Affrontant la censure et faisant face à de nombreuses divisions, n'a-t-on pas surévalué leur rôle ? [...]
[...] Toutefois, Montesquieu est persuadé que ce qui convient aux Anglais ne pourrait donner en France que des résultats détestables. L'idée d'établir en France un gouvernement même vaguement démocratique est loin de tous les esprits. De même, la pensée de Rousseau est purement théorique. Ce dernier recherche ce qu'il devrait être et décide d'établir les conditions de possibilité d'une société et par conséquent d'une autorité légitime. C'est par une méthode hypothético- déductive qu'il parvient à trouver dans le contrat social (1762), une forme d'association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s'unissant à tous, n'obéis pourtant qu'à lui-même, et reste aussi libre qu'auparavant. [...]
[...] Dans ces conditions, l'opposition théorique au système politique d'Ancien Régime circulant par l'imprimé ne viendrait que nourrir une rancœur à l'égard d'un roi auquel l'attachement et l'amour restent présents jusqu'à Louis XVI, un roi qui n'a pas su tirer profit de cette image. Ce rôle serait même d'autant plus à négliger qu'ils doivent faire face à la censure quand leurs détracteurs peuvent utiliser librement les moyens de diffusion des idées auprès de l'opinion publique. La liberté d'imprimer et de faire imprimer des livres n'existe pas. [...]
[...] Mais en reprenant ces armes de l'imprimé et de la critique philosophique, n'a-t-on pas une uniformisation de la pensée du XVIIIe siècle en un certain sens. En effet, la polémique montre comment les philosophes ont imposé leur style et méthode critique à leurs adversaires. D'une certaine manière, les évêques eux-mêmes ont intégré une partie des idées et du vocabulaire de l'époque, ce qui s'illustre par la condamnation des superstitions de la piété populaire à partir de 1770. De même, la voix des évêques éclairés tels Loménie de Brienne et Talleyrand se fait de plus en plus entendre dans les assemblées générales du clergé. [...]
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