L'importance du phénomène et le contexte français :
Tout au long du XXe siècle, l'union soviétique a assis son pouvoir sur une hégémonie intellectuelle et idéologique certaine. Elle fut aidée en cela par l'action des partis communistes des pays occidentaux, et en particulier par celle du Parti Communiste Français, l'un des plus puissants. C'est seulement ainsi qu'elle a pu maintenir aussi longtemps sa puissance internationale, qu'on a pu caractériser comme celle d'une « puissance pauvre ». Aux Etats-Unis la puissance économique, à l'URSS la puissance idéologique : telle était l'image simplifiée qu'on pouvait donner de la guerre froide, le symbole en étant la création en 1947 du Kominform en réponse au lancement du plan Marshall par les Etats-Unis.
Cette situation fut particulièrement prégnante dans le cas français. En effet, l'existence d'un PC particulièrement puissant rencontrait l'existence de la figure de l'intellectuel, qui fut d'abord conceptualisée en France. Depuis l'affaire Dreyfus, la vie politique française a vu se multiplier les interventions de ces « gens de l'intelligence ». Qui plus est, l'Affaire leur a donné un rôle nouveau, ou du moins est-ce ainsi qu'ils le perçoivent, et un nom. L'expression « intellectuel » se répand très vite, au delà de la gauche qui lui a donné naissance. On retiendra ici la définition qu'en donnent MM. Sirinelli et Ory, selon laquelle l'intellectuel est « un homme du culturel (...) mis en situation d'homme du politique » . L'histoire du communisme en France est aussi celle d'une relation particulière avec ces intellectuels chargés de le soutenir ou de le justifier, et qui sont, tout au long du siècle, confrontés à sa séduction, on pourrait dire : à sa tentation, tant ils oscillent entre soutien et désillusion, selon la période et les circonstances.
Problèmes et méthode
Le traitement historique de cette relation passionnée, et de son historiographie, se heurte à une difficulté primordiale : la place singulière de l'histoire pour les deux parties en présence. Pour le PCF, d'abord, l'histoire est au plus haut point une discipline à instrumentaliser. C'est elle en effet qui est chargée de justifier et de démontrer la supériorité scientifique du marxisme. Le parti ne peut donc être indifférent à l'analyse qu'on fait de lui : par ses instituts et ses historiens patentés, par sa condamnation de tout regard extérieur, il la prend en main. Le marxisme, idéologie totale, se doit d'être appliqué à l'histoire , et le Pari utilise cette dernière pour sa propre justification, et pour son prestige, quand il se réapproprie l'héritage historique français. Mais les intellectuels aussi ont un rapport particulier à l'histoire : certains sont eux-mêmes historiens et l'écrivent, tous lui fournissent analyses, témoignages et documents. C'est ainsi que l'analyse historiographique s'enrichit d'une dimension supplémentaire : il est une ego-histoire, pour reprendre l'expression de Pierre Nora , du communisme particulièrement riche. Qu'il suffise d'invoquer les noms d'Albert Mathiez, un des premiers historiens séduits, d'Annie Kriegel ou, plus près de nous, de Pierre Vidal-Naquet, d'Emmanuel Leroy-Ladurie, de Maurice Agulhon, de François Furet. Au delà de cette ego-histoire, qui concerne surtout l'analyse des travaux contemporains, il faut aussi remarquer que le communisme en France est longtemps resté un sujet tabou pour l'histoire universitaire (la thèse pionnière d'Annie Kriegel, Les origines du communisme français, ne date que de 1964), d'autant que la légitimité d'une histoire des temps très contemporains, assumant les problèmes d'objectivité qui en découlent, n'est reconnue que depuis peu . Durant de longues périodes, les perspectives historique furent donc plutôt à chercher dans les ouvrages polémiques et dans les témoignages de contemporains.
Ainsi, la difficulté fondamentale que nous avons mise en valeur touche à la fois l'analyse historique du phénomène et sa dimension proprement historiographique. L'attention privilégiée accordée par le PCF à l'histoire est à la fois un élément à prendre en compte pour l'analyse du phénomène et la source de perspectives historiographiques, notamment en ce qui concerne la discussion des études d'historiens communistes. Le rapport des intellectuels à l'histoire, quant à lui, détermine et limite, on l'a vu, le champ des ouvrages à prendre en compte. Il établit aussi les perspectives à développer dans l'analyse. En effet il faut bien sûr rendre compte du caractère polémique de bien des ouvrages historiques, ou à perspective historique, au début de la période. Et pour la période plus récente, il apparaît nécessaire de s'attacher aux caractéristiques singulières de l'ego-histoire et des divers autres essais qui s'y rattachent. C'est donc finalement de l'influence de la passion sur les travaux historiques, y compris récents, qu'il faut discuter. D'autant que de nouvelles avancées ont suivi le renouveau récent de l'histoire politique et culturelle, introduisant de nouvelles interrogations, avec notamment l'intérêt récent pour l'itinéraire des intellectuels, leur sociabilité et les problèmes de générations.
Problématique et démarche :
On l'a vu, le rapport des intellectuels français au communisme peut se décrire comme une tentation toujours renouvelée de succomber à sa séduction et de le soutenir, sinon toujours d'y adhérer. On peut alors se demander, concernant cette tentation, ce qui la détermine et l'explique. En d'autres termes, il s'agit d'examiner les raisons de l'engagement dans le communisme et surtout de sa pérennité. Cela induit bien sûr la question corollaire des raisons qui poussent à la rupture avec le parti. Mais la tentation communiste ne se réduit pas à l'engagement dans les rangs du PCF. La force du communisme français fut aussi de susciter dans tout le champ intellectuel soutiens, plus ou moins prolongés, ou seulement sympathie et alliance objective. C'est à ce titre qu'il est possible de parler, dans une large mesure, d'hégémonie intellectuelle, comme nous l'avons fait plus haut. En ce sens, aucune famille idéologique ne fut absolument exempte de la séduction communiste. La force du communisme fut longtemps d'obliger les personnes comme les doctrines à se déterminer par rapport à lui. Il faut donc appliquer les mêmes questions à tous les intellectuels, « encartés », compagnons de route, sympathisants ou même adversaires plus ou moins acharnés. Même la volonté de neutralisme peut s'analyser en ces termes. Enfin, il reste alors à examiner l'image et l'analyse de ces réalités telle qu'elle s'est dessinée dans les ouvrages polémiques à perspective historique et les études historiques proprement dites, en développant la démarche exposée plus haut.
L'importance des circonstances politiques dans ce rapport des intellectuels à la tentation communiste impose de suivre un plan chronologique. Nous avons choisi de surcroît de présenter, dans le corps de l'analyse, les diverses avancées historiques pour chacune des périodes choisies. Une première partie, de 1917 à 1934, montrera l'importance des premières séductions, dans le cadre de l'intransigeance communiste, en particulier durant la période de la tactique « classe contre classe ». A partir de 1934, l'apparition du thème du front commun avec la gauche et la légitimation du PC par l'antifascisme puis par la Résistance introduisent de nouvelles séductions et donnent au PC une audience inégalée. Nous avons choisi de nous arrêter ensuite en 1956. Parmi les nombreuses dates où se fait jour une désaffection des intellectuels à l'égard du communisme, celle-ci mérite d'être retenue. Non qu'on y ait vu une hémorragie définitive du soutien intellectuel au communisme, mais elle marque la quasi-fin du renouvellement des intellectuels encartés, en même temps que l'éloignement de nombreux compagnons de route. C'est enfin des années 1970 qu'on peut dater la dernière phase du désenchantement. Jusque là, en effet, le PC peut encore mobiliser, pour des combats communs, bien des intellectuels, et, surtout, jusque là le marxisme n'est pas encore remis en cause dans sa position dominante dans le champ intellectuel.
[...] C'est qu'une telle rupture est très coûteuse. D'abord parce que les idéaux restent toujours très séduisant : comme le dit Edgar Morin, le ver était dans le fruit, mais le fruit était autour du ver Ensuite, quitter le parti, c'est aussi perdre toute une communauté, toute une sociabilité[15], apparaître comme un traître : on ne quitte pas le parti quand il est assiégé (Edgar Morin). Pour les intellectuels comme pour les autres adhérents, le PCF offre durant ses années d'apogée une véritable contre-société. [...]
[...] Depuis 1956, tous les milieux intellectuels ont pris l'habitude de critiquer le stalinisme, mais rares encore étaient ceux, parmi les intellectuels de gauche, qui critiquaient la doctrine politique du léninisme. Un des plus célèbres et un des plus influents est André Glucksmann, qui publie en 1975 La Cuisinière et le mangeur d'hommes, mais il faut aussi citer Claude Lefort qui écrit Un Homme en trop, et les analyses de l'hebdomadaire Le Nouvel Observateur, qui entend à la fois soutenir l'Union de la gauche et la critique antisoviétique. [...]
[...] Pour bien des intellectuels, l'espérance se reporte un temps sur les peuples du Tiers-Monde, ce qui permet encore des combats communs avec le PCF, mais le déclin de l'influence de ce dernier est amorcé. La fracture de 1956 Dès le début de 1956, le PCF se voit critiqué pour son soutien à Guy Mollet, qui envoie les appelés en Algérie, tant l'anticolonialisme était devenu important dans le soutien au communisme. Mais ce sont le rapport Khrouchtchev, au XXe congrès du PCUS, qui marque le début de la déstalinisation, et surtout le répression de l'insurrection hongroise qui sont déterminants. [...]
[...] Que ce soit dans le champ politique, après les désillusions ayant suivi les espoirs soulevés par la victoire socialiste de 1981, ou dans le champ intellectuel, l'influence communiste décline donc fortement après les années 1970, sur fond de crise des idéologies en général. L'effondrement des régimes du camp soviétique à partir de 1989 ne fait plus que confirmer cette tendance. Un renouveau de l'analyse historique Il faut enfin mentionner le renouvellement des thèmes et des méthodes de l'analyse historique dans ces dernières décennies du siècle. Il est certain que cette dernière période n'a pas encore fait l'objet de nombreuses analyses. [...]
[...] Sirinelli, Les intellectuels en France de l'affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin p P. Nora et alii, Essais d'ego-histoire, Paris, Gallimard voir le témoignage de M. Agulhon dans les Essais d'ego-histoire, op. cit. voir les développements de P. Ory et J-F. Sirinelli, op. cit., pp. [...]
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