[...] Que subsiste t-il aujourd'hui de cette classe d'hommes capables d'infléchir le cours de l'histoire ? Comment expliquer le déclin de ces mémoires collectives vivantes, symboles à la fois d'une Nation et d'une époque ?
Pour tenter d'ébaucher des pistes de réponse éclairant ce phénomène de désacralisation de figures politiques autrefois sanctifiées, nous nous proposons de définir la notion même de grand homme, ou d'homme providentiel, puis d'examiner les composantes de la société moderne les plus valorisées, à savoir les masses et une forme nouvelle d'individualisme, et en dernier lieu d'examiner les paradoxes de cette société, et de tenter une définition des mythes modernes et des formes de subsistance des grands hommes jadis déifiés.
[...] Le pendant du culte du grand homme est, on vient de le voir, son ancrage dans la sphère publique de son pays. Mais ce statut ne s'acquiert pas par la simple appartenance à cette sphère, ou par la seule réalisation d'actions politiques. Ce qui distingue le politicien de l'homme politique, et l'homme politique du grand homme, tient précisément à la grandeur de ses actions et à la portée de sa vision. Cette définition de l'homme providentiel a été décrite par Hegel comme suit : « Les individus historiques sont ceux qui ont accompli une chose juste et nécessaire. Les Grands Hommes expriment les tendances les plus profondes de l'époque ».
[...] Une autre conséquence politique du passage de « grand homme » à « chef de masse » fut le culte de la personnalité exploité par le totalitarisme qui impliquait une instrumentalisation des masses : mais dans ce cas, la relation d'interdépendance n'est plus respectée. Le chef de la masse, ici devenu chef totalitaire ou dictateur, impose sa vision, qui n'est ni transcendante, ni visionnaire, et surtout, qui n'a pas été produite par la masse elle-même, mais subie. Outre l'exploitation de la notion de grand homme par des régimes totalitaires, la confrontation de la masse à la notion d'homme providentiel a connu une forme plus édulcorée que celle imposée par le totalitarisme, et peut être tout aussi aboutie : celle du populisme, que l'on retrouve dans des politiques pratiquées aujourd'hui. Il s'agit pour des hommes politiques aspirant à être reconnus comme des grands hommes, ou des chefs de masse, de marteler dans leurs discours l'idée selon laquelle : « Je veux ce que le peuple veut ». Cette idée récurrente chez les hommes politiques aujourd'hui montre l'aboutissement de cette dépendance vis-à-vis de la masse, parce qu'elle incarne un électorat qu'il faut sinon convaincre, séduire. (...)
[...] L'invention du mythe jetable L'expression d'Andy Warhol a marqué la fin du XXe siècle : chacun aurait droit à cinq minutes de gloire dans sa vie. La société moderne n'est donc marquée par un épuisement apparent des grands hommes que parce qu'elle propose une célébrité aussi instantanée qu'éphémère (véhiculée par des émissions de télé réalité regardées par des millions de téléspectateurs), et non parce que les génies et les visionnaires sont morts. La promotion de l'individu, et de l'individualisme, étant la valeur phare de cette nouvelle époque, il semblerait non seulement contradictoire mais impossible d'ajouter aux mouvements de foule, de masses, aux nouveaux réseaux d'information, à l'analyse macroscopique du monde, et à tous les individus composites de cette masse en quête de reconnaissance de soi, et non de transcendance du temps profane par une figure politique mythique, il semblerait impossible donc, de réussir à construire des mythes tels que des figures humaines providentielles inscrites dans la durée. [...]
[...] Seulement, le siècle de l'homme de la rue paraît prendre le pas sur les mythes des grands hommes cristallisés par l'iconographie de l'époque moderne dans ses formes les plus variées : du sacre de Napoléon peint par David au Mont Rushmore, les hommes providentiels étaient portés par la reconnaissance d'un peuple qui voyait en eux la capacité visionnaire à influer sur le cours de l'histoire, peuple qui remettait son destin, sa confiance, et sa patrie entre les mains d'hommes mi-saints mi-génies. [...]
[...] Mais cette photographie là n'a pas été retenue dans la construction du mythe autour de la personne de Jean Moulins, car elle ne seyait pas au rôle de résistant héroïque que la Nation française lui connaît. B. Le désenchantement d'un monde ultra rationaliste Il semble légitime de s'interroger sur les liens entre la pensée moderne et les cadres sacrés et mythiques nécessaires au développement du culte du grand homme. Est-ce que le désenchantement du monde décrit par Max Weber est responsable d'une coupure entre les individus appartenant à l'époque contemporaine et les sphères de l'irrationnel, du surnaturel ? [...]
[...] Les grands hommes sont donc l'image idéalisée d'une race supérieure d'hommes par d'autres hommes, race représentée à mi-chemin entre le saint et le génie. Saint du fait de la transcendance que le grand homme incarne, génie parce qu'il est visionnaire de son temps, et voit au dessus et plus loin que la masse des hommes ordinaires. L'idée de culte transparaît dans le nom même donné au monument français dédié à la mémoire des grands hommes : le nom de Panthéon fait en effet référence au monument funéraire de la dynastie des Antonins à Rome. [...]
[...] Ébauche de définition du mythe Le mythe est un message, un mode de signification défini par son intention [ ] Le mythe a un caractère impératif, interpellatoire : parti d'un concept historique, surgi directement de la contingence [ ] Mais cette parole interpellative est aussi figée [ ] La fonction du mythe, c'est d'évacuer le réel [ ] En passant de l'histoire à la nature, le mythe fait une économie : il abolit la complexité des actes humains, leur donne la simplicité des essences Le mythe n'a pas pour fonction d'incarner la vérité, mais une vérité, comprise dans une forme partielle, par définition réductrice en ce que cette forme transmet le message d'un élément historique déformé et figé dans une seule visée de compréhension simplificatrice. Le mythe du grand homme, comme tout autre mythe, ne déroge pas à cette règle : ce n'est pas la vie privée du grand homme, ou l'ensemble du raisonnement effectué pour aboutir à telle décision précise au moment qui intéresse le mythe du grand homme ; ce sont des éléments choisis dans l'essence de la figure du grand homme qui cristallisent cette figure pour la postérité. [...]
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