Le choc qui brise l'union des modérés, et la remplace par un nouveau clivage droite-gauche, c'est l'affaire Dreyfus, à l'origine de gouvernements dominés par les radicaux.
En octobre 1894, on trouve, dans une poubelle de l'ambassade allemande, une liste de documents (le "bordereau") communiqués par un espion qui ne peut qu'appartenir à l'Etat-major français. Une enquête bâclée, aiguillonnée par la presse, et des expertises graphologiques hasardeuses font inculper le capitaine Alfred Dreyfus, bourgeois, juif, alsacien. Sur la foi de pièces non communiquées à son avocat, ce qui est illégal, le tribunal militaire l'envoie à perpétuité dans un fort, en Guyane, à l'île du Diable (...)
[...] Les "antidreyfusards" s'agitent. Beaucoup sont mus par l'antisémitisme. Celui-ci s'est développé, avec la crise économique; en 1886, Edouard Drumont a publié un best seller, La France juive, synthèse de l'antijudaïsme catholique réactivé par l'antirépublicanisme, d'un anticapitalisme folklorique, de la xénophobie (la préface s'en prend à Gambetta "fils d'Italien") et du racisme pseudoscientifique ajoute ensuite la xénophobie contre les juifs russes réfugiés, fuyant les pogroms). En 1892, son journal, La Libre parole, dénonce le scandale de Panama, et tire à exemplaires ; puis il décline, mais l'affaire Dreyfus le remet en selle; il relance les accusations contre Dreyfus quand l'enquête allait être abandonnée. [...]
[...] Clemenceau l'incite à fuir en Angleterre. Pendant le procès, des pogroms ont lieu en Algérie. Pour mettre un terme à l'affaire, le général Cavaignac, ministre de la Guerre, neveu de celui de 1848, lit aux députés les documents secrets, supposés accabler Dreyfus. On les examine. Ils sont faux. Leur auteur, le colonel Henry, se suicide en prison. Trois ministres de la guerre, dont Freycinet, démissionnent plutôt que d'accepter la révision du procès Les législatives de 1898 sont loin de se faire sur l'affaire Dreyfus, mais à Paris, la tension monte. [...]
[...] A l'automne 1897, dans des articles au Figaro, il plaide l'innocence de Dreyfus. Une avalanche de lettres de lecteurs l'oblige à cesser. Après l'acquittement d'Esterhazy, dans une lettre ouverte au président de la République, il dénonce une conspiration dans l'armée. Clemenceau la publie, sous un énorme titre, "J'accuse", en première page de L'Aurore. Le but est d'obtenir un procès en diffamation, devant un tribunal civil. Mais l'Etat-major ne porte plainte que sur un détail à propos du procès Eterhazy ; en février, le tribunal interdit toute allusion à Dreyfus, la salle est bourrée d'officiers en civil. [...]
[...] Picquart est alors muté en Tunisie avec des missions qui peuvent fort bien lui coûter la vie, et Esterhazy est jugé en conseil de guerre, acquitté le 11 janvier 1898, porté en triomphe par la foule. La "grande presse" s'est déchaînée contre Dreyfus, et manifeste un antisémitisme virulent. Le 04 décembre 1897, devant les députés, Méline, chef du gouvernement, déclare: "il n'y a pas d'affaire Dreyfus". Le pouvoir refuse de rouvrir le dossier, au nom de l'autorité de la chose jugée, du prestige de l'armée, de l'impossibilité d'avouer une erreur ou un mensonge dans une situation internationale tendue (en particulier avec l'Angleterre pour des raisons de concurrence coloniale). [...]
[...] Ainsi, alors que l'on s'orientait vers un gouvernement des centres, républicains modérés et catholiques "ralliés" on revoit un clivage droitegauche, avec une droite non plus monarchiste, mais nationaliste et antiparlementaire, et une extrême-droite urbaine, antisémite, xénophobe, liée plus à l'Eglise qu'à la foi (Léon XIII a par ailleurs déclaré au Figaro, en mars 1899, à propos de Dreyfus, "heureuse est la victime que Dieu reconnaît assez juste pour assimiler sa cause à celle de son propre Fils sacrifié"). L'historien israëlien Zeev Sternhell l'a appelée "droite révolutionnaire". La rejoignent quelques socialistes antisémites comme Auguste Chirac, des radicaux comme Rochefort. Les "progressistes", au 6 pouvoir depuis 1879, éclatent entre droite et gauche, entre Méline et Waldeck-Rousseau. C'est là la conséquence politique de l'affaire Dreyfus, et elle n'est pas mince. [...]
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