À la veille de la Seconde Guerre mondiale, l'ordre colonial ne paraissait nulle part fondamentalement remis en cause. Si les Philippines s'étaient vu promettre l'indépendance à court terme, si l'Inde était largement engagée dans un processus d'émancipation (mais son terme était encore obscur), les colonisateurs ne semblaient guère bousculés, et moins encore pris à la gorge.
Partout leur puissance militaire paraissait invulnérable à leurs opposants. Le nouveau cinéma parlant et les grandes expositions coloniales donnaient dans les métropoles une popularité sans précédent à la notion d'empire colonial. Et, maintenant que la "pacification" était depuis longtemps achevée, que les infrastructures les plus indispensables avaient été jetées, certaines colonies commençaient -enfin- à rapporter gros.
Pourtant, en une grosse quinzaine d'années, entre 1946 (Philippines) et 1962 (Algérie), la grande majorité des colonies et surtout la quasi-totalité de celles de grande taille gagnent leur indépendance. Le processus est comme le reflet inverse, mais encore plus rapide, de l'emballement colonisateur du dernier quart du XIXe siècle.
La décolonisation appelle la décolonisation. Dans bien des cas, le départ de la puissance dominante est plus ou moins improvisé : les plans successifs d'accession progressive à l'autonomie interne sont souvent dépassés sitôt que signés. Il y a là une manière de mystère, qui n'a d'équivalent que l'écroulement spontané de la féodalité en France, le 4 août 1789.
Il s'agit bien d'une renonciation, plus souvent que d'une vraie éviction. Bien sûr, dans le processus, des mouvements anticolonialistes autochtones apparurent et se développèrent rapidement. Mais ils n'auraient pas souvent été en mesure d'imposer par la force la libération de leur pays. Les révoltes armées de grande ampleur furent d'ailleurs l'exception (une dramatique exception bien souvent) beaucoup plus que la règle : l'arbre algérien ou vietnamien ne doit pas cacher la forêt des indépendances plus ou moins paisibles. Les guerres de libération eurent cependant un rôle-clé: les colonisateurs consentirent plus aisément ailleurs des concessions pour les éviter.
[...] Les territoires sous tutelle de l'ONU (Togo et Cameroun) suivent une évolution analogue, mais un peu plus rapide: leur accession à l'indépendance est décidée dès 1958. De Gaulle, lors de son retour au pouvoir en 1958, offre aux TOM d'Afrique le choix entre l'association au sein de la nouvelle Communauté, et l'indépendance immédiate sans plus d'aide française. Seule la Guinée adopte cette option lors du référendum constitutionnel de septembre 1958. Mais les structures fédérales franco-africaines prévues ne fonctionnent guère, et dès septembre 1959 le Mali demande son indépendance totale. De Gaulle, qui se résout alors à l'accorder à l'Algérie, n'est guère en état de refuser. [...]
[...] Certaines ont pratiquement rejoint le premier monde, d'autres ont plongé vers une sorte de quart monde. Leurs problèmes et leurs intérêts sont encore moins semblables que par le passé : le mot même de tiers-monde est de moins en moins utilisé depuis les années quatre-vingt. De plus l'incitation à l'unité est relativement limitée: la plupart des grandes initiatives collectives (à l'ONU en particulier) visant à un rééquilibrage global - par exemple le "nouvel ordre économique international" des années soixante-dix, ou les "décennies du développement" successives - n'ont eu que peu de résultats concrets. [...]
[...] Conclusion: La décolonisation dans la continuité de la colonisation? Du point de vue de la mondialisation, la rupture représentée par la décolonisation n'est guère pertinente. L'indépendance, dans la quasi- totalité des cas, n'a fait que confirmer le triomphe de normes et d'institutions politiques entièrement d'origine occidentale, même si leur vocation à se mondialiser était inscrite dans le discours de leurs inventeurs et promoteurs, au moins depuis le XVIIIe siècle. La décolonisation, en fait, a surtout supprimé la contradiction au fond injustifiable entre les principes énoncés par la puissance colonisatrice et ses pratiques concrètes dans ses possessions. [...]
[...] Le pire drame, avec celui du Vietnam, est celui de l'Inde. Les Britanniques n'y sont pas directement impliqués, mais l'on peut considérer qu'ils jouèrent aux apprentis sorciers en favorisant un moment l'opposition entre musulmans et hindous, de façon à réduire la pression nationaliste. Le fossé devient tel que la Partition du pays, lors de l'indépendance d'août 1947, apparaît inévitable. Après de terribles émeutes conduisant à des pogroms** communautaires, quelque 14 millions de personnes tentent de se réfugier, qui en Inde, qui au Pakistan (divisé entre un Ouest et un Est par le territoire indien). [...]
[...] Les conséquences politiques furent rapidement sensibles, en particulier en Asie du Sud-Est, région colonisée globalement la plus tournée vers le marché mondial: vague de grèves en Malaisie, insurrections au Vietnam et en Birmanie, croissance ailleurs des mouvements indépendantistes. Il s'agissait en effet d'une manière de rupture du "pacte colonial". Certes on n'en était plus, depuis longtemps, à des relations commerciales exclusives avec la métropole, comme dans le "vrai" pacte colonial, au XVIIIe siècle: le premier partenaire de la Malaisie britannique était les Etats-Unis, et pour l'Indochine française c'était la Chine. [...]
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