Crise de l'art : le mot est ambigu. Il peut signifier qu'on décèle dans l'art contemporain des symptômes pathologiques d'incertitude, d'essoufflement, de blocage, de démission. Mais, au lieu de sénescence, la crise peut être de croissance, attestant vitalité, liberté, ce que les biologistes appellent normativité : le pouvoir d'inventer ses propres normes et d'affirmer par là créativité et singularité. Pourrons-nous choisir entre les deux interprétations ? D'autre part, est-ce la pratique artistique seule qu'affecte la crise, ou bien le jugement du public qui accueille les produits de cette pratique ? Ce jugement aussi est en crise, on le voit assez chez ceux qui s'assignent le soin de le porter eux-mêmes ou de le souffler aux autres : ils ne savent plus que dire; et, surtout - car ils trouvent toujours à parler, il leur suffit de convertir l'œuvre en objet de savoir, et elle s'y prête parfois -, ils ne savent plus que faire, ils ne savent plus comment et quand jouir. Mais sans doute l'œuvre est-elle responsable de leur désarroi : elle fait violence aux habitudes et aux normes, elle étonne et elle décourage aussi bien l'interprétation que l'abandon au plaisir.
[...] Pourquoi ne pas présenter l'objet sans support? Le comble du collage c'est le ready-made, et l'on sait combien nombreuse est aujourd'hui la descendance de Duchamp : tant que l'objet exposé est simplement prélevé dans la masse des objets disponibles, sans être fabriqué en vue de son exhibition comme le sont les machines de Tinguely ou les objets des musées privés et des mythologies personnelles, on en reste au ready-made. Autre avatar encore du collage : la technique de certains hyperréalistes, qui exhibent non l'objet même, mais, plus ou moins retravaillée d'ailleurs, sa photographie; une représentation sans doute, mais qui nie l'art de la représentation puisqu'elle est le résultat d'une procédure mécanique. [...]
[...] Mais plus révolutionnaire encore serait l'autogestion de l'art : qu'il cesse d'être le monopole des artistes pour devenir accessible à tous. Dans la société communiste, disait Marx, il n'y aura plus de peintres, il y aura des hommes qui peignent. Cela requiert évidemment une transformation des structures telle que tous aient à la fois le loisir et le moyen de s'exercer à la pratique artistique s'ils le désirent. Qu'ils le désirent, cela requiert aussi une mutation du concept d'art et du jugement du goût : que la pratique dite artistique ne soit plus conçue selon le modèle exclusif qu'offre la pratique des artistes; que soient acceptées, reconnues et estimées, sans être confrontées à une norme léguée par la tradition et imposée par l'institution, des pratiques plus ou moins sauvages, comme celles du bricoleur qui aménage son jardin, de la femme qui décore son appartement, du peintre du dimanche ou du musicien pop. [...]
[...] Et qu'en conclure, sinon que l'art n'est pas mort lorsqu'il se métamorphose pour vivre en tous, et lorsqu'il est déjà, dans une société invivable, le seul signe peut-être qui donne à espérer une nouvelle vie ? [...]
[...] L'urbanisme est-il impuissant à inventer en un instant ce qu'a produit la patience d'une longue et lente histoire? C'est toujours le même problème : peut-on, à force d'art, produire du non-art? Car c'est bien une non-architecture ou un non-urbanisme que nous conjurons en imaginant un lieu qui serait vraiment ouvert, où la vie de tous les jours pourrait s'inscrire et se mirer, mais en s'inventant elle-même sans cesse, où les architectes seraient les habitants, où le réel serait toujours gros d'imaginaire. [...]
[...] Ce qui est dénoncé, c'est moins l'œuvre que sa consécration comme chef-d'œuvre, avec les exigences qu'elle implique : exigence de déférence à des normes pour le créateur, exigence de respect pour le récepteur. Mais la non-œuvre peut encore être une œuvre : par exemple, l'œuvre quelconque d'un bricoleur ou d'un homme de métier anonyme; ou encore la création folle dont l'abstraction lyrique, le land art, le body art nous offrent tant d'exemples. Toutefois, l'apologie de la non-œuvre peut aller plus loin, jusqu'à refuser à l'œuvre son statut d'objet. [...]
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