Les trente années qui encadrent le milieu du siècle sont pour Singapour la ?zone des tempêtes?. Jusque là, une prospérité quasiment continue, à peine inquiétée par de courtes crises comme la dépression du caoutchouc en 1920-21, voyait les matières premières d'exportation-reines se succéder les unes aux autres, et les flots d'immigrants, indiens et chinois surtout, aller et venir librement entre leur terre d'origine, le grand port et les plantations et mines d'Asie du Sud-Est, au seul gré de l'offre de travail, de la conjoncture des pays de départ et de leur trajectoire personnelle, où le retour au village était souvent inscrit: 242 000 Chinois débarquèrent à Singapour au cours de la seule année 1930, alors que, pour la décennie 1921-1931, le surplus migratoire total n'est que de 124 000 . En 1931, sur 567 000 sino-singapouriens, 358 000 étaient nés en Chine , et y avaient généralement vécu jusqu'à l'âge adulte.
[...] Jusqu'avant dans les années soixante, la misère est sans doute à Singapour la chose la mieux partagée. Aux normes asiatiques du temps, elle n'est pas extrême (la colonie dispose même au début des années cinquante du revenu par tête le plus élevé d'Asie, devant le Japon lui-même), mais le quart des Singapouriens n'atteint pas en 1953-54 un minimum vital pourtant calculé au plus juste. Certaines ?niches? sont particulièrement défavorisées : les familles nombreuses (40% au dessous du seuil de pauvreté), les veuves avec enfants (51%), les couples chargés de parents (35%), les plus de 60 ans (36%), les femmes (28% chez les 18-59 ans, pour 19% des hommes du même âge), la quasi-totalité des 3% à 5% de chômeurs, dont 57% n'ont pas la moitié du minimum vital.
[...] Le caractère irréductiblement hétérogène du prolétariat singapourien explique que son unité ne puisse se réaliser que sur des objectifs politiques très généraux, correspondant plus à une sensibilité qu'à des intérêts. Tant qu'on se situe sur le terrain de ces derniers -et donc essentiellement dans l'économico-social-, les divergences et contradictions dominent, et les luttes tendent à se parcellariser autour de revendications corporatistes. On s'en prend rarement au patronat en général, et même aux patrons en particulier. Les grèves, parfois violentes, de 1936-37, ou de l'après-1945, sont fréquemment dirigées contre les ?marchandeurs? de main d'oeuvre (subcontractors dans les usines et sur les chantiers navals, kangany-s sur les plantations peuplées d'Indiens) ou contre les contremaîtres-potentats, de plus accusés au lendemain de l'Occupation de s'être comportés en ?collabos? des Japonais (...)
[...] HISTOIRE CONTEMPORAINE Singapour : un prolétariat politisé (1936-1965) Les trente années qui encadrent le milieu du siècle sont pour Singapour la “zone des tempêtes”. Jusque là, une prospérité quasiment continue, à peine inquiétée par de courtes crises comme la dépression du caoutchouc en 1920-21, voyait les matières premières d'exportation-reines se succéder les unes aux autres, et les flots d'immigrants, indiens et chinois surtout, aller et venir librement entre leur terre d'origine, le grand port et les plantations et mines d'Asie du Sud-Est, au seul gré de l'offre de travail, de la conjoncture des pays de départ et de leur trajectoire personnelle, où le retour au village était souvent inscrit: Chinois débarquèrent à Singapour au cours de la seule année 1930, alors que, pour la décennie 1921-1931, le surplus migratoire total n'est que de 124 000[1]. [...]
[...] Cette absence de centralité ouvrière est implicitement admise par les communistes eux-mêmes. Ainsi, parmi les adhérents les plus importants de la GLU de 1945, on trouve la Hawkers Union, la Goldsmiths Guild, la Chinese and Western Medicinal Trade Workers Mutual Aid Society, la Barbers Union, la Farmers Union, et encore des associations de pêcheurs, d'agriculteurs à temps partiel, d'employés de commerce, de cyclopousses, etc. Les syndicats les plus nombreux sont ceux des dockers, des conducteurs de bus, des employés de la base navale. [...]
[...] Mais les militants (sollicités, il est vrai, par la conjoncture) semblent ne pouvoir résister à la solution de facilité que constitue la politisation à outrance. Il est relativement aisé au moment des agressions japonaises contre la Chine de susciter de vastes mouvements de solidarité, à façade légale (ils sont nominalement dirigés par des hommes d'affaires “patriotes”, dignitaires de la Chambre de Commerce chinoise, tels que le légendaire Tan Kah Kee[19], qui finira par rallier le PC chinois): à travers le National Salvation Movement, version locale du Front Uni Anti-Japonais qui suit l'incident de Xian (1936), la GLU peut atteindre en 1940 les adhérents (certaines sources lui en attribuent même 40 000), organiser le 1er Mai 1940, après de multiples échecs, la première grève générale quasi-totale de l'histoire de la colonie, et réunir manifestants qui débordent complètement la police[20]. [...]
[...] En effet, outre que leur réussite ou leur échec se joue désormais sur place, les temps- économiques autant que politiques- sont particulièrement durs. De plus ils ne sont pas, dans leur majorité, depuis suffisamment longtemps dans le Nanyang[3]pour se désintéresser des grandioses évènements, tour à tour dramatiques et exaltants, qui touchent leur patrie d'origine, qu'elle soit l'Inde, l'Indonésie ou la Chine. C'est sur la base de leurs frustrations, de leurs angoisses, de leurs espoirs, sur la base aussi de la grande précarité de leur condition, plus que sur une communauté de situation sociale, que les plus actifs de ces prolétaires vont se lancer, à quatre reprises en trente ans, à l'assaut du système dont ils ressentent l'oppression. [...]
[...] Ces industries de main d'œuvre sont contrôlées par des capitaux essentiellement asiatiques: à 60% dans les ateliers de dix ouvriers au moins. II) Corporatisme et hyper-politisation : le double écueil Le caractère irréductiblement hétérogène du prolétariat singapourien explique que son unité ne puisse se réaliser que sur des objectifs politiques très généraux, correspondant plus à une sensibilité qu'à des intérêts. Tant qu'on se situe sur le terrain de ces derniers -et donc essentiellement dans l'économico-social-, les divergences et contradictions dominent, et les luttes tendent à se parcellariser autour de revendications corporatistes. [...]
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