En 1848, en dépit du premier processus de démocratisation en passe de réussir dans l'histoire moderne, ses géniteurs européens ne considèrent plus le pays que comme une représentation simplifiée et faillible de la construction de l'Etat moderne (qui passe par la nation et la démocratie), avec la présence de l'esclavage, une nation qui chancelle, une absence de reconnaissance des femmes. De toute évidence, les intérêts de l'Europe sont partie prenante dans une telle description des États-Unis.
L'application d'un schéma, le rayonnement d'un modèle passe beaucoup plus aisément dans des sociétés semblables à celle du modèle en question : les formes de l'autorité, celles que prend l'économie ne changent pas facilement, voilà pourquoi nous n'étudierons l'éventuelle influence des États-Unis en Europe continentale que de façon intermittente. En étudiant en priorité l'Europe maritime, nous partirons sur des bases semblables et serons plus à même de cerner les facteurs les plus déterminants dans le rejet ou l'adoption d'un modèle américain.
Encore, à l'intérieur de l'Europe maritime même, les différences peuvent être importantes : si les cantons suisses ont une organisation fédérative beaucoup plus proche des Etats-Unis naissants que la France, ils en ont aussi une vision beaucoup plus pauvre, faite d'images déjà vues et interprétées à leur façon par les Français : leur perception est faussée, et nous verrons dans quelle mesure cela nuit aux États-Unis.
Mais ceux-ci, se veulent-ils au moins ce motif que l'Europe reproduirait ? Ils se sont inscrits dès 1776 comme une référence (même s'ils ne souhaitent pas encore exporter leur modèle), car ils se sont affirmés élus par Dieu pour fonder le pays de la Liberté, et en cela ils se voient, déjà, plus uniques que les autres (Max Lerner parlera d'« exceptionnalisme »). N'y a-t-il pas quelque paradoxe toutefois, à montrer une voie lorsque l'on se sait seul élu de celle-ci ?
On peut donc s'interroger : y a-t-il un dénominateur commun à la façon dont les pays européens ont perçu l'essor d'une civilisation plus unique que les autres, et comment ce processus et ses produits se sont-ils répercutés dans leur construction politique ?
[...] Cet écart n'exprime pas nécessairement une différence dans la qualité de la construction politique, mais dans la voie poursuivie pour faire advenir cette modernité que l'on porte au pinacle. René Rémond a en ce sens distingué deux Europes : l'une maritime, qui se caractérise par l'essor d'une bourgeoisie, une organisation plus différenciée, une économie où la place du commerce est appréciable ; et l'autre, continentale, presque exclusivement terrienne, où l'économie est agraire, et qui avance grâce à l'impulsion d'un despote éclairé preneur d'initiatives et autoritaire. [...]
[...] Enfin, la croisade menée contre l'Ancien Régime et la théorie des frontières naturelles suscitent les sympathies ou à l'inverse éveillent un nationalisme de ressentiment contre la Grande Nation. Au-delà de la quasi- disparation du modèle américain dans les esprits, la Révolution française et ses continuations (le Directoire, le Consulat, l'Empire) divisent à l'intérieur même des familles européennes, et les habitants des anciennes colonies ne peuvent s'empêcher de prendre parti, plus ou moins inconsciemment, pour tel ou tel camp de la Révolution. [...]
[...] Mais de quelles innovations s'agit-il ? Tout d'abord, plus que l'équilibre des pouvoirs voulu par Montesquieu, plus que le bicaméralisme, la Constitution de 1787 met en place une République, en représentant les Etats par le biais du Sénat (chaque Etat dispose de 2 sénateurs quelque soit sa population) et la population par le biais de la chambre des Représentants (le nombre des Représentants est déterminé au prorata de la population de l'Etat). Elle désamorce ainsi de façon élégante une querelle possible, et met en place pour la première fois depuis Rome une République sur un territoire étendu, pari que Rousseau lui- même avait dénigré. [...]
[...] Même si elle invoque la primauté de la Révolution Française dans le processus de démocratisation et la simple simultanéité des révolutions au lieu d'une parenté, l'Europe occidentale, la plus concernée par cet essor, semble bien en peine pour rester la civilisation la plus avancée, celle qui commence, et qui est donc selon l'étymologie grecque du mot (prattein), le chef La nouvelle ère de colonisation, qui débute en France avec la prise d'Alger en 1830, et qui s'affirme comme systématique à partir de 1848, paraît tout autant être la transposition des rivalités nationales sur des théâtres extérieurs que le besoin pour le Vieux Monde de réaffirmer la supériorité de sa civilisation, alors que son ancienne progéniture lui donne déjà une leçon. Bibliographie Ouvrages généraux -L'Ancien Régime et la Révolution, 1750-1815, René Rémond, coll. Points histoire, Editions du Seuil -La création des identités nationales, Anne-Marie Thiesse, coll. Points histoire, Editions du Seuil -L'Europe, histoire de ses peuples, Jean-Baptiste Duroselle, coll. [...]
[...] Avec le début de la Révolution française, les liens avec leur ancienne métropole ou l'admiration des pays européens ne semblent plus faire partie des contraintes des jeunes Américains, et pour la première fois depuis l'intégration de l'Amérique au système économique de l'Europe à l'extrême fin du XVème siècle (Pacte Colonial), le destin des deux continents se dénoue. Mais cette séparation oubliait deux facteurs très importants : la possibilité d'extension de la Révolution française aux autres pays d'Europe et son éventuelle érection en un modèle concurrent, et le cœur même de ceux qui composaient la fragile nation américaine, toujours partagés entre leurs racines européennes et leur avenir américain. [...]
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