À la fois dense et pratique, adroitement établi et adroitement édité, le petit « Baedeker » est le guide de voyage le plus largement diffusé dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Il s'adapte mieux qu'aucun de ses concurrents à la révolution des loisirs du milieu du siècle et aux exigences du touriste moderne, qui forme un public toujours plus nombreux, plus économe et plus indépendant. Les fréquentes rééditions du « Baedeker » lui permettent de diffuser une information actuelle et précise, et de répondre avec beaucoup de précision aux attentes de sa clientèle, voire de les anticiper. À chaque évolution du guide correspond donc un changement dans la pratique du tourisme, dans les infrastructures en place, ou encore dans les représentations que l'étranger se fait du voyage d'agrément, de la population autochtone et du pays qu'il foule.
Dans cette perspective, un guide de voyage tel que le « Baedeker » constitue une source précieuse à au moins deux points de vue. Premièrement, par la richesse de ses données, il permet de brosser avec précision un portrait physique et moral du touriste prototypique et, d'autre part, de connaître avec exactitude les conditions de voyage dans un pays donné, à une époque donnée. Deuxièmement, par l'évolution stylistique, thématique et structurale de ses rééditions, il se prête à une analyse diachronique efficace, non seulement du genre littéraire que constitue le guide touristique, mais encore de la pratique et de l'imaginaire du voyage.
[...] Tandis que le voyage se démocratise lentement, le touriste est de plus en plus regardant à ses dépenses de temps et d'argent. À la différence du récit de voyage, le guide s'intéresse surtout à ce qui permet au voyage de se réaliser. Comme le remarque Tissot : À la suite d'une clientèle soucieuse d'esthétique, de culture, de savoir, pour qui le "Murray" reste la référence, se profile le flot des touristes pour qui le plaisir du voyage se résume finalement à pouvoir voyager17. [...]
[...] Quelque poétique que soit un lit de foin, le froid de la nuit, les clochettes des vaches, le grognement des porcs, les habits qu'on est obligé de ne pas quitter ne contribueront guère à procurer le repos nécessaire au voyageur19. L'écart qui s'est creusé apparaît de manière plus flagrante quand nous comparons deux descriptions d'un haut lieu du romantisme, le rocher de Meillerie, près de Vevey et de Clarens, où Jean-Jacques Rousseau situe une partie de l'action de sa Nouvelle Héloïse et qui, pour ses lecteurs, constitue un lieu de pèlerinage depuis le dernier tiers du XVIIIe siècle. [...]
[...] Quant aux chemins de fer, leur construction est peu avancée avant le milieu du siècle. En effet, Bâle et Zurich restent longtemps en désaccord à propos du tracé des lignes sur le Plateau suisse et d'un axe ferroviaire nord-sud. D'autre part, les événements du Sonderbund (1845 à 1847) repoussent de plusieurs années la réalisation de tels projets. Mais la mythologie romantique d'une Suisse authentique, pittoresque et séduisante par la nature (et la bizarrerie) de son système politique reste tenace. Quant aux montagnes et aux glaciers, ils n'attirent pas seulement rêveurs et artistes, mais nombre d'alpinistes et de naturalistes. [...]
[...] Depuis les années 1860, elles profitent d'un succès croissant. À la suite d'études menées par l'armée britannique et par le corps médical, on comprend mieux les bénéfices de l'air des montagnes sur l'organisme humain. Les tuberculeux et les poitrinaires affluent à Davos, puis à Leysin. Bientôt, pour tous les touristes, le voyage en Suisse fortifie le corps en plus de constituer un agrément. Des guides spécialisés dans le tourisme thérapeutique apparaissent. Il est significatif que le Baedeker intègre une rubrique intitulée Climatologie de la Suisse. Stations climatériques. [...]
[...] Non seulement la montagne, mais tous les espaces touristiques acquièrent une dimension consumériste. Deux hôtels de même qualité n'ont pas le même prix s'ils offrent ou non un REICHARD Heinrich August Ottokar, Guide de la Suisse 1793 (fac-similé), in Guides des voyageurs en Europe, Paris, Éditions de la Courtille cité par JEMELIN-DEVANTHERY Ariane, art. cit., p Op. cit., p Op. cit., p beau panorama. Le lever du soleil au sommet du Rigi compte parmi les spectacles incontournables du voyage en Suisse : A-t-on eu le bonheur de trouver encore une chambre ou une mansarde inoccupée, on en prend possession, change vite de linge, et se hâte d'escalader le sommet de la montagne23. [...]
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