La façon dont les Romains ont relaté les changements opérés de la fondation de Rome à la fin de la République est un véritable enchevêtrement entre vérité historique et légende. Cet entremêlement forme ce que Maurice Halbwachs appelle « mémoire collective », c'est-à-dire la création de l'identité collective par la réappropriation de l'histoire selon des considérations présentes et futures. La mémoire collective est ce qui se transmet de génération en génération et qui forge la mentalité d'un peuple et la représentation que celui-ci a de lui-même. Alors que l'histoire est objective, la mémoire collective est subjective. Elle n'est pas seulement un moyen de combler des lacunes historiques, mais aussi de modifier l'image d'un groupe à travers son histoire. Ainsi, le fait que Rome a longtemps manqué de source historique n'est pas la seule raison pour laquelle la mémoire collective romaine est considérablement empreinte de légende. Pendant longtemps, Rome utilisait un type de mémoire très différent de l'histoire écrite, comme par la cérémonie nommée Triomphe, qui consistait en la construction d'un monument en mémoire de chaque victoire militaire. Avec la naissance des historiens annalistes, à la suite de la Seconde Guerre punique qui éveille chez les Romains le besoin d'écrire leur histoire dans un objectif de bataille idéologique, la mémoire collective produit moins d'éléments de mythes, mais plutôt des oublis ou des transformations. Cependant, si la mémoire collective se trouve de moins en moins capable d'éluder les événements, elle n'hésite pas pour autant à recourir à des modifications.
[...] La réappropriation de l'histoire permet également de légitimer certaines pratiques et certains actes. La légende de la fondation de Rome permet de donner une valeur à la pratique augurale, puisque c'est en prenant les auspices qu'a été déterminé, qui serait le fondateur de Rome, et en choisirait l'emplacement. De même, des hommes politiques romains ont cherché à légitimer leurs actes en se référant à des grands hommes de l'histoire romaine, dont l'action est souvent auréolée de légende par la mémoire collective. [...]
[...] C'est pourquoi le fait que Romulus ait tué son frère est être un enjeu mémoriel. La mémoire romaine va trouver la solution suivante : Remus n'aurait pas été tué par son frère, mais par un de ses gardes trop zélés. De même, Servius Tullus n'aurait été un ancien esclave que parce qu'il était le fils d'une princesse latine prisonnière. Ainsi, la mémoire collective est une histoire dont certains traits sont modifiés, accentués, ou enjolivés, dans le but de créer une identité dont les citoyens reconnaissent toutes les caractéristiques. [...]
[...] Ainsi, selon la légende, Rome place à l'origine de son origine un étranger, un vaincu, et un ennemi. Cette contradiction peut s'expliquer par la volonté d'illustrer, par la légende fondatrice, l'ouverture de la citoyenneté romaine qui en est une des caractéristiques fondamentales. En effet, à Rome il est possible de gagner la citoyenneté pour gage de mérite et même par affranchissement (elle est complète dès la seconde génération). Ainsi, l'Enéide et le mythe de fondation de Rome sont un moyen de mettre en exergue des traits fondamentaux de l'identité romaine, qui est l'ouverture et le multiculturalisme, s'opposant à l'autochtonie. [...]
[...] Les romains eux-mêmes avaient des traces de cet événement puisqu'au 4e siècle av. J.- C., les annalistes faisaient déjà leur travail historique en retraçant l'histoire de Rome annexe par année, ce qui n'existait pas encore au temps de la royauté romaine. Cet événement ne pouvant donc être entièrement masqué, les Romains se sont réfugiés derrière un mythe de la mémoire collective selon lequel, grâce à des oies qui auraient averti les Romains, le Capitole n'aurait pas été pris. Sans la prise du Capitole, la prise de Rome est incomplète et la dignité et l'honneur des Romains sont sauvés. [...]
[...] Quels sont les formes de modifications auxquelles a eu recourt la mémoire collective romaine et dans quel objectif ? Nous verrons dans un premier temps que les modifications et les enjolivements de l'histoire sont un moyen pour la mémoire collective de faire émerger des grands systèmes de valeurs et de légitimer certaines pratiques ; puis nous verrons dans un second temps que la mémoire collective romaine a également procédé à des suppressions et à des oublis de vérités historiques, dans le but d'effacer des éléments dérangeants dans lesquels les Romains ne se reconnaissent pas ou ne souhaitent pas se reconnaître. [...]
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