Les Cahiers de Douai est un court recueil de vingt-deux poèmes que Rimbaud publie en automne 1870. C’est une année d’agitation politique majeure : la guerre contre l’Allemagne conduit à la chute de l’Empire. Ce contexte influence le recueil, qui réactive l’imagerie révolutionnaire (« Morts de quatre-vingt-douze », « Le Forgeron »), raille l’empereur déchu (« Rages de Césars ») et dénonce la violence de son temps : « Les effarés » montre des enfants affamés devant l’enseigne d’une boulangerie, « La ballade des pendus » prend la forme d’une véritable danse macabre.
Le recueil est toutefois également empreint des douceurs badines des premières amours : on en trouve des traces dans « Première soirée » et « Roman ». De courts poèmes, comme « Sensation » et « Ma bohème » dépeignent la communion du jeune poète avec la nature inspiratrice.
Les poèmes de Rimbaud mettent en scène une galerie de personnages. Certains, comme les « Réparties de Nina », suivent une forme dialoguée. Rimbaud s’essaie aux grandes fresques sociales dans « Le Forgeron », aussi bien qu’au portrait intime dans la « Vénus Anadyomène » ou le « Dormeur du Val ».

Arthur Rimbaud, Les Cahiers de Douai, « Vénus Anadyomène »


En définitive, ce recueil est le théâtre d’une triple émancipation : politique, biographique, et artistique. Le XIXe siècle, parcouru par l’élan révolutionnaire, est un siècle d’émancipations politiques. Cette liberté a aussi une dimension intime : en 1870, Arthur Rimbaud fugue de chez lui et goute à la vie de bohème. Enfin, il s’agit d’une émancipation artistique : Rimbaud détourne la forme du sonnet, déstructure l’alexandrin, joue avec les couleurs comme s’il composait un tableau.


Les Cahiers de Douai - Arthur Rimbaud (1919) : comment est raconté un épisode de la vie d'un jeune homme ?

I/ Émancipation politique

Les cahiers de Douai sont marqués par leur contexte d’écriture, et en premier lieu par l’élan révolutionnaire du XIXe siècle. Le sonnet « Morts de quatre-vingt-douze et quatre-vingt-treize » rend hommage aux morts pour la République. L’image du sang régénérant les vieux sillons, qui conclut le deuxième quatrain, fait écho au chant révolutionnaire de La Marseillaise. Le sonnet se conclut sur une pointe amère : « Messieurs de Cassagnac nous reparlent de vous ». Ce député bonapartiste s’oppose visiblement aux idéaux républicains proclamés dans le sonnet. S’opère le deuil non seulement des héros de la République, mais de la République elle-même, qui a laissé place à des citoyens « courbés sous les rois comme sous une trique » (vers 13). Les héros de la Révolution se voient dotés d’une grandeur épique. Dans une gradation saisissante, ils passent de l’état d’« hommes extasiés et grands dans la tourmente » (vers 5), à celui de « millions de Christs » (vers 11). Dans « Le forgeron », Rimbaud va jusqu’à reprendre la comparaison homérique des soldats avec une mer déchaînée lorsqu’il décrit « la foule épouvantable avec des bruits de houle / hurlant comme une chienne, hurlant comme une mer », faisant des révolutionnaires de 1789 des héros d’épopée.

Le dormeur du Val - Arthur Rimbaud : l'injustice de la guerre


L’année 1870 elle-même est une année de pivot, marquée par la guerre contre la Prusse puis par la chute de l’Empereur. Trois sonnets illustrent ce contexte. Le « Dormeur du Val » est le portrait touchant d’un soldat, sans doute victime de la bataille de Sedan. « Le mal » s’ancre également dans ce contexte de guerres, dont Arthur Rimbaud dénonce le déchaînement de violence. « Rages de Césars » enfin réduit l’Empereur à une figure grise au vêtement bourgeois – l’habit noir – et au regard terne, le défaisant symboliquement de sa fonction régalienne. Cette déchéance complète et actualise le tableau révolutionnaire qui émane du recueil.



II/ Émancipation biographique

À l’échelle plus personnelle, les Cahier de Douai sont le fruit d’une double fugue au cours de l’année 1870, lors desquelles Arthur Rimbaud se rend à Douai chez son professeur de rhétorique, et dépose les deux liasses de manuscrits qui composeront le recueil. Cette jeunesse, cette libération du carcan familial, expliquent l’ambiance de marivaudage qui préside au recueil. Le poème liminaire, « Première soirée », est une scène d’amour riante. « Roman » brosse également le décor des premières amours qui entrent en harmonie avec la nature printanière, dans une éclosion de parfums, de couleurs et d’ivresse.

Les Cahiers de Douai, Première soirée - Arthur Rimbaud (1870)


Le thème de l’itinérance brosse le portrait d’un poète troubadour. « Sensation » s’ouvre sur un voyage, « j’irai dans les sentiers », au cours duquel le poète recevra le baptême de la nature, laissant le vent « baigner [sa] tête nue » (vers 4). La comparaison du poète avec un bohémien, au vers 7, préfigure le sonnet qui conclut le recueil, « Ma bohème ». Ce sonnet apparaît comme la suite de « Sensations » : le voyage annoncé au futur dans ce dernier est cette fois évoqué au passé, « je m’en allais ». Les « gouttes / de rosée à [son] front » (vers 9-10) font écho au vent baignant la tête nue. Dans son itinérance, le poète est tantôt jeune et naïf, « petit Poucet rêveur » (vers 6), tantôt empreint de grandeur, s’adressant à sa Muse (vers 3) et maniant la lyre (vers 13) comme les poètes épiques.

Ma Bohème - Arthur Rimbaud (1870) - Comment se traduit la soif de liberté dans ce sonnet ?



III/ Émancipation artistique

L’émancipation de Rimbaud est aussi artistique : il revendique dans « Ma Bohème » une poétique de « petit Poucet rêveur » qui égraine ses rimes. On retrouve ce ton presque enfantin dans l’ « Éclatante victoire de Sarrebrück », parsemé d’un lexique d’enfant : dada, papa, pioupiou. Dans le « Bal des pendus », véritable danse macabre, l’isotopie de la danse se mêle à celle de la musique sur des tonalités dissonantes qui s’affranchissent des normes du beau. Rimbaud joue avec les traditions poétiques, en particulier celle du sonnet. Ainsi, « Au cabaret » et « La maline », où domine le lexique alimentaire, jurent avec le ton habituel du sonnet, forme privilégiée de l’épanchement amoureux. De même, la « Vénus Anadyomène » de Rimbaud ne sort pas de la mer, mais de sa baignoire, et est décrite dans toutes ses abjections physiques. L’analogie sculpturale (« deux mots gravés », vers 12) ne fait pas d’elle une statue, mais une fondation « avec des déficits assez mal ravaudés » (vers 4). Cette désacralisation non seulement de la forme du sonnet, mais de l’imagerie mythique, prête à sourire. On retrouve la thématique mythologique dans « Soleil et chair », réécriture du mythe de l’âge d’or où Rimbaud en appelle successivement aux mythes d’Ariane, Thésée et Dionysos, de Zeus et Europe, de Zeus et Léda.

Cahier de Douai - Arthur Rimbaud (1870) - Cet ensemble de poèmes serait-il uniquement porté par la révolté d'un adolescent tentant de s'affirmer face à la société de son temps ?


Enfin, l’émancipation poétique de Rimbaud se manifeste dans la structure même de ses vers. Ainsi, dans « Soleil et chair », il affirme son iconoclasme : « Car l’homme a fini, l’homme a joué tous les rôles / Au grand jour, fatigué de briser des idoles ». De manière mimétique, Rimbaud brise l’idole de l’alexandrin classique, en plaçant la virgule une syllabe trop tôt, rendant la césure classique impossible. Le vers 6 de « Rages de Césars » est aussi un alexandrin fracturé : « Il s’était dit je vais souffler la liberté ». La liberté ainsi proclamée est également celle du vers, qui se joue des règles de césure.

Conclusion

Cahier de Douai, recueil de jeunesse de Rimbaud, présente des thématiques aussi variées que la Révolution, l’amour, la mythologie, l’itinérance, la liberté. Si Rimbaud y adopte une poétique encore relativement traditionnelle, il s’applique à détourner les traditions qu’il reprend et à déjouer les attentes du lecteur. C’est en somme un recueil d’émancipation politique, biographique et poétique.