La question de l’essence de l’homme a occupé, dès les premières réflexions sur l’éthique et sur la métaphysique antiques, les conceptions issues du logos : Platon, Aristote et les stoïciens romains, à l’instar de Marc-Aurèle. Mais ces variations ontologiques et axiologiques sur l’être, le devenir et l’agir humains, ont connu un bouleversement considérable avec l’entrée en matière de la philosophie humaniste et de la Renaissance. La Modernité, « indissociable de ce qu’on a appelé au 18e siècle l’esprit des Lumières et de l’aspiration, à la même époque (dans différents pays d’Occident) de quelque chose qui ressemblerait à une Europe unie par une culture au sein de laquelle le cosmopolitisme l’emporterait sur le nationalisme étroit », a transformé la conception de l’homme. Celui-ci devient un être purement rationnel qui remet en cause le fondement même de ce qui le définit depuis l’Antiquité grecque comme un être doué de logos ; en d’autres termes, « la crise de la modernité se révèle ou consiste dans le fait que l’homme occidental moderne ne sait plus de ce qu’il veut, qu’il ne croit plus possible la connaissance du bien et du mal, du bon et du mauvais ». Il s’ensuit que ce relativisme moral pousse à remettre au-devant de la scène l’interrogation première de Protagoras : l’homme est-il la mesure de toute chose ? L’absolu est-il possible hors de l’homme ? Et surtout, qu’est-ce que l’homme lui-même in fine si la raison elle-même est un principe axiomatique (pour démontrer que l’on n’est pas rationnel, encore faut-il user de la raison). Aussi la question de l’homme redevient-elle centrale au 18e siècle et engage le moderne dans une réflexion qui le pousse à revenir aux racines aristotéliciennes telles qu’elles furent formulées et reformulées par une Europe christianisée : « L’homme par excellence sera l’homme politique, car c’est en participant librement à l’exercice de l’activité publique qu’un homme accède à sa propre excellence ». Or la contemporanéité pousse cette réflexion et la transforme au-delà du rationalisme cartésien du 17e siècle et des reprises rationalistes et logicistes, positivistes, du 20e siècle : l’aboutissement des progrès technologiques dans le transhumanisme insuffle une nouvelle donne à la question de l’homme et de ses limites – lui qui, tel Prométhée, semble aujourd’hui ne plus faire qu’un avec ses propres capacités qu’il pense non-bornées. Nouveau stade, nouvelle étape de la modernité elle-même, la « post-modernité accomplit les fins, les marques, les traces de l’altérité dans la modernité ». Dès lors, dans quelle mesure l’homme est-il confronté à sa propre essence au regard de sa condition contemporaine dans la « post-modernité » ? Il est avant toute chose nécessaire de présenter un tableau eidétique de ce que l’on entend traditionnellement et de façon reformulée par « homme » et « humanité » (I), avant de prendre en compte les bouleversements induits par le transhumanisme dans la post-modernité dans ce tableau définitionnel de l’être humain (II).
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I. La définition de l’homme et de l’humanité
La définition de l’homme et de l’humanité fait l’objet de deux temps : une définition traditionnelle et prémoderne, que l’on peut qualifier à la fois de définition métaphysique et religieuse (A), mais également une définition moderne, rationaliste et scientifique de l’homme et de sa condition qu’est l’humanité (B).A. La définition métaphysique et religieuse de l’homme
Métaphysiquement, l’homme se distingue de l’animal par sa capacité à la raison : l’homme est un animal de raison, l’homme est doté du logos. En effet, « Aristote mentionne un logos […], la définition de l’homme étant l’allusion à une formule complexe comme ‘animal raisonnable’ ». Autre définition, cette fois-ci existentielle : Aristote avance que l’homme, rationnel, est aussi un animal politique. Aussi Karl Marx relève-t-il que « la définition d’Aristote de l’homme comme animal politique est à proprement celle-ci, que l’homme est par nature citoyen, c’est-à-dire habitant de ville ». S’il est de la nature de l’homme d’être rationnel et politique, faut-il en conclure que nous sommes « ici uniquement dans le biologique dur, ou déjà un peu au-delà, comme le souligne la question des maîtres et des esclaves dans la même ligne ? ». Non, de fait : ce n’est pas une question antique de biologique, mais de métaphysique ; la théologie joue, en ce sens, surtout à partir du Moyen-Âge et la reformulation aquinienne, un rôle tout à fait considérable dans la définition de l’homme. L’homme est, pour la religion chrétienne, fait à l’image de Dieu : créature du Créateur. Vision partagée par les religions monothéistes, l’homme est radicalement séparé, dans son essence, de l’animalité, désigné par Dieu comme la Créature « maîtresse » de l’univers. En fait, la conception chrétienne de l’homme « n’est pas basée sur une vision scientifique ni sur une conception philosophique, mais sur une expérience religieuse, liée à une tradition historique déterminée, qui se rattache directement et explicitement à la personne de Jésus-Christ, à sa vie, à son témoignage, à son enseignement ». Mais avec l’affaissement du religieux dans les sociétés occidentales et la dissociation progressive du religieux et du politique (par la sécularisation des sociétés d’Europe de l’Ouest), la conception religieuse de l’homme, qui a réemployé « en matière de philosophie naturelle, selon Augustin, l’autorité [qui] appartient à la raison et à l’expérience » pour la corréler à la lecture biblique – l’herméneutique religieuse.B. La définition moderne et rationnelle de l’homme
L’homme est défini dans la modernité comme le maître de son propre destin, comme le tenant certes, de la raison et de la liberté, animal politique, mais aussi comme non-borné : la raison peut tout du moment que l’on s’accorde sur une bonne compréhension de ce qu’est la raison. Ainsi Leibniz, en rationaliste, pense-t-t-il que Dieu est un être rationnel et existe dans les bornes de la raison ; si Descartes récuse cette opinion, il le fait par l’usage de la raison elle-même : Dieu étant hors des bornes de l’espace et du temps, la raison humaine ne peut avoir de prise sur ce dernier (même si l’on comprend que l’on ne peut comprendre par l’usage de la raison elle-même). De fait, les rationalistes (Leibniz, Descartes, Spinoza) ne vont pas se soustraire à cette réflexion sur le questionnement de la condition humaine : aussi « Descartes, dont la conclusion sur la preuve de l’existence de Dieu dans la Troisième Méditation, est tout entière consacrée à une interprétation de cette notion de l’homme comme image de Dieu » à la suite d’une reformulation critique des enseignements scholastiques au Moyen Âge. Paradoxalement pour Descartes, comprendre Dieu, c’est comprendre que la raison doit « s’assujettir librement au décret de sa providence et l’aimer » conséquemment. Mais c’est un acte qui, de prime abord, est parfaitement rationnel : l’homme se sachant borné par Dieu est rationnellement soumis à la volonté de ce dernier. L’homme, centre de l’univers, est la représentation de Dieu sur Terre : la technique devient l’incarnation de la création rationnelle de l’homme. Il faut que l’homme, ainsi, puisse « se rendre comme maître et possesseur de la nature » et cela, « principalement aussi pour la conservation de la santé » .II. Le transhumanisme et la postmodernité dans la redéfinition de l’homme et l’humanité
L’acquisition d’une forme de supériorité axiologique et essentielle de l’homme sur le reste du vivant a conduit à, pour les rationalistes du 19e siècle, une méprise totale sur ce qu’est l’homme en réalité. Les sciences naturelles en particulier replacent l’homme comme animal au sein du règne animal lui-même : l’homme n’est plus « hors de la nature » (A). Toutefois, la post-humanité et la post-modernité semblent avoir mis à jour une certaine bouffée « prétentieuse » de l’homme ; nouvelle étape prométhéenne qui promet à l’homme l’immortalité, qui lui soumet une humanité mi-naturelle, mi-artificielle, par l’acquisition de la technique et de la science (B).A. L’homme, un animal dans la nature
En 1871, Darwin et son Origine des espèces avancent un évènement de la connaissance unique pour l’homme lui-même : « l’émancipation définitive du discours naturaliste par rapport au plus résistant des interdits théologiques : celui qui tendait à préserver ultimement l’humanité de son inscription au sein de la série animale ». Aussi, « à ceux qui avançaient que les espèces animales avaient été créés indépendamment les unes des autres par Dieu, Darwin oppose une filiation et une transformation des êtres vivants grâce à un mécanisme unique et contingent : la sélection naturelle ». Les conséquences ontologiques d’une telle manifestation de la connaissance humaine sur lui-même, de la sélection naturelle, sont nombreuses et importantes : la place de l’homme n’est pas hors, n’est pas au-dessus, mais est « dans » la nature. En d’autres termes, l’homme doit comprendre à dompter sa propre humanité comme étant la condition même de son animalité, de ce qui fait qu’il est un animal humain. Il a finalement « attendre l’apparition de la génétique, au début du 20e siècle, pour que l’on tente une synthèse entre darwinisme et génétique, d’où est née la théorie synthétique de l’évolution ». Tout son environnement, toutes ses coutumes, tout son être, peuvent être compris comme le résultat d’une évolution qui pénètre absolument toutes les structures de compréhension de l’humanité. L’artificiel n’est-il pas le prochain stade de l’évolution humaine ?B. Post-humanité et post-modernité
« Qu’est-ce que l’homme ? Il n’est en aucune façon un être achevé ou harmonieux. Non il est encore une créature éminemment maladroite. L’homme, en tant qu’animal, n’a pas évolué suivant un plan, mais spontanément, et a accumulé de multiples contradictions ». En fait, le posthumanisme, « perspective éthique de la technique », démontre que l’homme ne peut plus se comprendre hors non pas seulement du règne animal (règne naturel), mais du règne technique (règne artificiel). L’homme et la machine ne font qu’un : l’homme est un animal technique. À l’aune de cette évolution, la postmodernité a brouillé une réflexion sur l’homme lui-même et a aboli les frontières de l’absoluité de la différence homme/non-homme. L’homme est, au fond, celui qui cherche sa propre humanité : « C’est qu’il n’y a pas que l’animal, dans l’homme », et désormais, il y a aussi la machine, nouvel avatar de l’humanité elle-même.Bibliographie (par ordre d’apparition)
Claude Tapia, « Modernité, postmodernité, hypermodernité », Connexions, 1(97), 2012, pp. 15-25.Léo Strauss, « Les trois vagues de la modernité », Le Philosophoire, 2(25), 2005, pp. 167-180.
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Laurence Devillairs, « L’homme image de Dieu », Archives de philosophie, 72(2), 2009, pp. 293-315.
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