I. Vers une redéfinition du travail

Certains sujets proposent de définir le travail en le mettant en tension avec une autre notion du programme. Pour les traiter, il faut d'abord définir leurs termes avec grande précision.

 

Travail et culture

  • Le travail nous rend-il plus humains ?

L'idée que le travail rendrait « plus humain » ne va pas de soi :

1)  Loin de rendre plus humain, on considère souvent que le travail déshumanise. C'est notamment le cas du travail à la chaîne, qui est aliénant en ce qu'il transforme en rouage d'une machine (cf. Charlie Chaplin, Les temps modernes).

2)  Considérer que le travail rend plus humain suppose que le travail est le propre de l'homme. Or, ne peut-on pas dire que les animaux travaillent eux aussi ? Les abeilles ont par exemple un système de collectivisation des tâches sophistiqué.

On peut venir à bout de cette opposition en procédant à une redéfinition du travail.

1)  Victor Hugo, dans Mélancholia, oppose le travail à la mine au « […] vrai travail sain, fécond, généreux / Qui fait le peuple libre et qui rend l'homme heureux ».

2)  Le comparatif « plus humains » suggère que l'humanité n'est pas un état de fait, mais qu'elle se forge progressivement. Cela rejoint l'adage d'Érasme selon lequel « on ne naît pas homme, on le devient ».

On peut convoquer Hegel. Dans la Phénoménologie de l'esprit, il utilise la métaphore d'un petit garçon faisant des ricochets et observant dans l'eau la persistance de son action. De la même manière, le travailleur voit dans l'objet qu'il a produit la persistance de son action. Toutefois, la division du travail entrave ce phénomène, car le travailleur ne produit plus un objet complet, mais devient seulement un rouage de la chaîne de production. Ce phénomène est largement expliqué (et dénoncé) par Marx dans le Capital.

  • Le travail est-il source de culture ?

Le travail semble être un frein à la culture.

1)  Le monopole culturel est détenu par ceux qui n'ont pas besoin de travailler parce qu'ils détiennent les forces de production. Pierre Bourdieu définit ainsi la culture comme une stratégie de distinction de classe.

2)  Le fait de travailler consomme du temps, et empêche donc de se cultiver (cf. opposition entre otium et negotium dans l'Antiquité romaine).

On peut venir à bout de ce paradoxe en redéfinissant la notion de « culture ».

1)  La culture de la terre (agri-culture) est le fruit d'un travail. René Descartes se félicite de cette technique grâce à laquelle l'homme s'est rendu « maître et possesseur de la nature ».

2)  La plupart des objets culturels que nous connaissons nécessitent des travailleurs (techniciens, imprimeurs, artistes, etc.).

Travail et art

  • Y a-t-il un travail de l'artiste ?

Le sujet nous incite à mettre en tension la notion de travail et la notion d'art.

1)  Contrairement au travail, l'activité de l'artiste n'est pas productrice de richesse et ne requiert pas de grand effort. Platon explique que les poètes et les artistes ne travaillent pas, mais sont inspirés par les Muses.

2)  Le déterminant « un » suggère que le travail de l'artiste (s'il existe) est une catégorie particulière de travail, qui ne peut pas être assimilée au travail en soi.

On peut venir à bout de cette aporie en redéfinissant les termes.

1)  L'activité de l'artiste est bien une activité laborieuse. Mason Currey a d'ailleurs étudié la discipline des artistes sous cet angle dans Daily Rituals: How Artists Work.

2)  En jouant sur l'étymologie (ars, artis), on peut considérer que toute technique est un art et que tout technicien est un artiste. Toutefois, l'art moderne tend à dissocier l'art de toute activité. Ainsi, le ready made art suggère que les objets du quotidien n'ont besoin que d'être regardés comme tels pour devenir artistiques.

Travail et liberté

  • Le travail est-il un obstacle à la liberté ?

Ce sujet exploite l'opposition entre « travail » et « liberté », à travers l'utilisation du terme « obstacle ».

1)  Quand on travaille, on n'est plus libre de faire ce que l'on veut. On est astreints à des horaires et à des obligations.

2)  Le travail salarié consiste à louer sa force laborieuse à un tiers, qui devient donc temporairement propriétaire de notre personne. Il s'agit d'une aliénation où la liberté de l'individu se dissout. C'est l'idée que développe Marx dans le Capital.

Toutefois, on peut imaginer une forme de travail qui ne soit pas un frein à la liberté.

1)  Victor Hugo oppose le travail aliénant à une autre forme de travail, « qui fait le peuple libre ».

2)  Le travail rend indépendant. D'ailleurs, le travail des femmes pour participer à l'effort de guerre a amené par la suite des progrès sociaux.

  • Travail et liberté

Ce sujet soulève les mêmes problématiques que le précédent. Toutefois, sa formulation est plus elliptique, car il ne comporte que deux mots : c'est à nous de déduire quelle question se pose.


II. Vers une ré-évaluation du travail

Certains sujets consistent à interroger la notion de travail de manière axiologique (c'est-à-dire, en termes de valeur). Ce type de sujets nous invite à réinterroger nos présupposés et nos normes morales.

Le travail comme formation

  • Que gagnons-nous à travailler ?

Ce sujet joue sur la polysémie du verbe « gagner ». En effet, on perçoit d'abord le travail comme une source de gains financiers. Mais en re-questionnant le complément d'objet (« Que gagnons-nous ? »), notre sujet suggère que le véritable gain du travail puisse être différent.

Ce jeu sémantique est au coeur d'une fable de La Fontaine, Le laboureur et ses enfants, qui se conclut par l'affirmation que « Le travail est un trésor ». Le travail n'est plus pourvoyeur de richesse, mais il est lui-même une richesse : il offre un enseignement moral. Par ailleurs, il n'est pas question du « travail », mais de « travailler ». L'accent est donc mis sur le processus, plus que sur un résultat.

Toutefois, la question peut être lue sous un angle pessimiste (« A quoi bon travailler ? »). On peut considérer que le travail n'apporte pas grand-chose par rapport à d'autres types d'activité - l'étude, l'art, le plaisir…

Le terme « travail » n'est pas explicitement utilisé. Il faut comprendre qu'un sujet portant sur l'oisiveté porte, en creux, sur son antonyme (le travail). Se demander si l'oisiveté est mère de tous les vices revient à se demander si le travail est père de toutes les vertus.

À première vue, l'oisiveté est un terme connoté négativement. Parini décrit de manière piquante la journée d'un jeune seigneur oisif dans « Il giorno ». Toutefois, le contraire de l'oisiveté n'est pas nécessairement le travail : on peut imaginer d'autres activités, comme l'étude, l'art, la conversation. Les géants érudits que Rabelais met en scène dans sa tétralogie sont tout sauf oisifs, pour autant ils ne sont pas à proprement parler des travailleurs.

Par ailleurs, la notion d'oisiveté, jugée négativement aujourd'hui, l'est très positivement par la société romaine (l'otium est l'apanage de l'homme de bien). De même en Grèce antique concernant la σχολή (scholè).

 

Le travail comme contrainte

Cette question part de deux présupposés :

1)  Le travail n'a au départ pas de sens.

2)  Il est possible de lui en donner un.

Les termes de ce sujet sont extrêmement vagues, et s'inspirent largement du langage médiatique. La recherche de « sens » est un lieu commun flou. Qu'est-ce qu'un « sens du travail » ? L'objectif vers lequel il tend ? L'accomplissement qu'il nous procure ? À ce propos, on peut convoquer Hegel (cf. sujet 1).

La formulation du sujet (notamment l'adjectif verbal « souhaitable ») nous invite à raisonner de manière hypothétique – et si le travail n'existait pas ?

Certes, un monde sans travail (donc sans effort, ni contrainte, ni inégalité de classes) paraît souhaitable. On peut s'en référer à la critique marxiste du travail.

Toutefois, dans La politique, Aristote en vient à faire l'apologie de l'esclavage, qui seul garantit aux hommes libres d'échapper au travail pour disposer d'eux-mêmes. Cette conclusion pose une limite à notre utopie : le profit des uns n'appelle-t-il pas inévitablement à l'exploitation des autres ?

Le travail comme vertu

  • « Le travail éloigne de nous trois grands maux : l'ennui, le vice, le besoin » (Montesquieu)

Même si c'est intimidant, les sujets-citations nous invitent à en critiquer les auteurs ! Il s'agit de mettre sa pensée à l'épreuve.

1)  Montesquieu affirme que le travail nous préserve de l'ennui, du vice et du besoin. Pourtant, il arrive

(i)            que l'on s'ennuie dans son travail
(ii)         
que notre travail nous amène au vice : par exemple, dans Dom Juan de Molière, Sganarelle reproche à son maître de lui imposer son immoralité
(iii)        
que notre travail ne nous préserve pas du besoin : la plupart des SDF en France ont un travail.

2) 
Montesquieu affirme que l'ennui, le vice et le besoin sont des maux. Or, on peut au contraire redéfinir ces notions positivement :

(i)            L'ennui est salvateur en ce qu'il stimule l'imagination.
(ii)         
Le besoin est salvateur en ce qu'il est moteur de désir, et nous permet de nous sentir vivants. C'est l'argument de Calliclès dans le Gorgias de Platon.

 

Pour conclure, la dissertation de philosophie repose sur la définition et la redéfinition constante des termes sur lesquels elle porte. Ce n'est qu'en remettant en cause la définition d'un terme et la manière dont on a tendance à l'évaluer d'un point de vue moral que l'on peut mener une réflexion intéressante.

 

Sources :

- MARX Karl, Le Capital
- HEGEL, La phénoménologie de l'esprit
- ARENDT Hannah, La crise de la culture
- PLATON, Gorgias, Ion
- CURREY Mason, Daily Rituals: How Artists Work