1.    Après la lecture d'Alcools, pensez-vous qu'un poète moderne doit nécessairement se libérer des carcans de la tradition ?

Il s'agit de montrer que la modernité n'exclut pas le passé, bien au contraire, elle le fait sien pour le renouveler et le transformer en une création nouvelle. Il est en effet possible de se passer de tout héritage : en traitant des sujets inédits, car inexistants auparavant (innovations technologiques) ou interdits (bienséance), en s'affranchissant des codes académiques pour créer une fluidité nouvelle (absence de ponctuation, irrégularité des strophes), en insérant un ton inusité et décalé (la description du Christ dans « Zone » pourrait paraître blasphématoire). Mais il est d'autant plus pertinent de s'appuyer sur une tradition pour revisiter des légendes et mythes (« Le Brasier », réutilisation du phénix perse pour évoquer un renouveau personnel et créatif), pour régénérer des thèmes usuels et universels en les plongeant dans une situation ou une époque singulière (« Le Pont Mirabeau » : décrire l'architecture parisienne pour évoquer l'amour et le temps). Enfin, il affirmait « je ne me suis jamais présenté comme destructeur, mais comme bâtisseur »[1], il ne fait donc pas table rase du passé.

 

2.    D'après vous, en quoi Apollinaire est-il un poète moderne ?

En se basant sur la définition que nous donne Baudelaire de la modernité (« la modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien »[2]), nous ne pouvons que répondre par l'affirmative. Cela se confirme dans le choix des thèmes abordés. Ils mettent en scène la réalité d'une société en pleine révolution industrielle, en pleine effervescence. Le poète célèbre la ville et les paysages industriels, les nouveaux moyens de transport et la vitesse, autant de symboles du progrès. À l'instar de Baudelaire, Apollinaire revêt la tunique du citadin et son oeuvre souligne une certaine topographie parisienne par l'évocation du Pont Mirabeau (cf. Poème éponyme), de la Tour Eiffel (cf. « Zone »). On découvre certains traits typiques de la société française en ce début de siècle, comme l'enthousiasme nouveau pour les romans policiers qui paraissent lors de courts épisodes à la fin des journaux (cf. Zone »), l'électricité et le tramway (cf. « Fiançailles » et « Voie lactée »).

 

3.     « Donne moi ta boue, j'en ferai de l'or », comment cette citation de Charles Baudelaire éclaire-t-elle votre compréhension d'Alcools d'Apollinaire ?

Il convient d'expliquer comment Apollinaire tente de « rallumer les étoiles »[3] en transformant tout objet du quotidien, le plus quelconque soit-il, en un motif digne d'intérêt et source de lyrisme. La plupart des poèmes présentés sont ainsi issus de la vie du poète, et tentent de réhabiliter les situations quotidiennes et insignifiantes. Il est comparable en cela à Baudelaire.

 

4.    Quelle est l'esthétique d'Apollinaire dans son recueil Alcools ?

Cet énoncé invite à démontrer comment Apollinaire déploie une esthétique de la surprise. Prenant le contre-pied de ce que pourrait attendre le lecteur, le poète place la modernité là où on ne la croirait pas. Il en est ainsi dans « Zone » qui ouvre le recueil, qui est une ode à la modernité, mais dont le thème central est le christianisme. Il crée la surprise par la formation d'images inédites et par une grande liberté de ton, en témoigne « La réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople » : « Ta mère fit un pet foireux et tu naquis de sa colique ». Il ne cesse de détourner les cadres et coutumes poétiques. Ainsi, une forme traditionnelle comme le quatrain[4] est métamorphosé en un quatrain d'octosyllabes (cf. « La Tzigane »).

 

5.    Après votre lecture d'Alcools d'Apollinaire, comment qualifieriez-vous le lyrisme d'Apollinaire ?

Il s'agit de mettre en avant le lyrisme visuel du poète, la conception inédite du poème comme image. Le texte est un lieu d'alchimie où se crée une vision à partir d'associations métaphoriques ou de représentations a priori très éloignées. De sorte que la fluidité des poèmes permet la succession rapide d'images frappantes. Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'Apollinaire avait pour usage de collaborer avec des artistes pour faire juxtaposer dans des publications un texte et une oeuvre picturale. Ce lyrisme visuel n'est pas une banale toquade du poète, mais l'expression d'une véritable recherche esthétique. Le poète lui-même le confirme dans la revue L'esprit nouveau et les poètes : « Les artifices typographiques poussés très loin avec une grande audace ont l'avantage de faire naître un lyrisme visuel qui était presque inconnu avant notre époque. Ces artifices peuvent aller très loin encore et consommer la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature ».

 

6.    Apollinaire est-il surréaliste ?

Il s'agit de décrire comment Apollinaire s'inspire de plusieurs courants sans pour autant appartenir à l'un d'eux précisément. On retrouve par exemple le romantisme dans l'évocation de l'automne assimilée à la mélancolie, l'évocation de la nostalgie et du temps qui file ; mais aussi à travers un lyrisme affiché, une certaine recherche de soi, de spiritualité et de transcendance. On retrouve le symbolisme dans « Le signe » ou « L'Ermite », des textes parfois impénétrables, à interprétations diverses, et qui débordent quasiment toujours de symboles que l'on peut déchiffrer. Les poèmes « A la Santé » et « Les colchiques », eux, font clairement référence aux poèmes de Paul Verlaine. La forme du recueil elle-même est un hommage ; les poèmes ne sont pas disposés aléatoirement, sans ordre chronologique ni thématique, il s'agit en réalité de la transposition en poésie d'une esthétique cubiste. Concernant le surréalisme plus particulièrement, les surréalistes tirent leur nom de sa pièce Les mamelles de Tirésias  (1917) et si Apollinaire les inspire beaucoup, ce n'est pas pour autant qu'il en est un lui-même.


7.    « Chacun de mes poèmes est la commémoration d'un événement de ma vie »[5]. D'après vous, est-il possible d'interpréter le recueil Alcools comme une autobiographie poétique ?

Alcools est avant tout un recueil de souvenirs, qui convoque les étapes fondamentales de la vie du poète (« A la Santé »). Mais davantage qu'une autobiographie, il serait plutôt une commémoration, car Apollinaire n'est finalement présenté et décrit que par l'intermédiaire des autres. Les dédicaces et clins d'oeil sont nombreux au fil des pages : « Poème lu au mariage d'André Salmon » ; « Annie » est en réalité Annie Playden, elle réapparaît dans « La Chanson du Mal-aimé », « L'Émigrant de Landor Road », « Rhénanes » etc.

 

8.    Après votre lecture d'Alcools, pensez-vous qu'un recueil d'inspiration autobiographique peut se prétendre être universel ?

Alcools est d'abord un ouvrage commémoratif, non pas narcissique et autocentré, mais tourné vers les autres et vers le monde (références, dédicaces, hommages).  Ensuite, en usant d'un « je » lyrique, poétique et philosophique, le poète se fait la voix de tous (« Vendémiaire »), il transpose la narration du soi en une narration du monde (références mythologiques ou historiques récurrentes : (« Thomas de Quincey », « Galilée »). Enfin, en jouant sur l'émotion authentique, en offrant des images poignantes, Apollinaire parvient à rejoindre le lecteur et à le toucher dans un langage universel.

 

9.    Pensez-vous que le titre Alcools est pertinent pour ce recueil d'Apollinaire ?

Il faut savoir que le titre premier était Eau-de-vie puisqu'Apollinaire considère la poésie comme le concentré de la vie. C'est elle qui réchauffe les coeurs, partage l'ivresse des mots et de la beauté. Comme l'alambic transforme un fruit en une liqueur, la poésie transforme le banal en inoubliable. Cela évoque aussi la soif de vie ("Et tu bois cet alcool brûlant comme ta vie/
Ta vie que tu bois comme une eau de vie" dans « Zone »).

 

10. Joseph de Maistre affirme qu'une « bonne imitation est une nouvelle invention », en quoi cela s'applique-t-il à Alcools d'Apollinaire ?

Il convient de montrer que c'est justement ce que réalise Apollinaire dans ses textes. Alcools offre une dialectique permanente entre tradition et modernité, l'une n'excluant pas l'autre, mais au contraire, s'en nourrissant. Par la liberté et la surprise qui se déploient dans le recueil, Apollinaire vient réinventer le passé.


[1] Guillaume Apollinaire, citation extraite de sa correspondance : Lettre à Billy, 29 juillet 1918.
[2]
Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, LXXXIX, 1861.
[3]
« Il est grand temps de rallumer les étoiles », prologue des Mamelles de Tirésias.
[4]
Académiquement parlant, le quatrain est une strophe de 4 vers, avec des rimes embrassées ou croisées, en alexandrins ou en décasyllabes.
[5]
Citation issue d'une lettre d'Apollinaire à Henri Martineau.