Introduction

Partout on cherche du secours Mais ni la faculté qui le grec étudie Ni les charlatans ayant cours Ne purent tous ensemble arrêter l’incendie Que la fièvre allumait en s’augmentant toujours.

C’est en ces mots que Charles Perrault raille, au début de « Peau d’âne », l’impuissance de la médecine face à la maladie qui s’abat soudainement sur la reine. De la même manière, Molière se moque volontiers dans ses comédies de l’escroquerie des médecins qui, derrière les formules latines, masquent leur incompétence. C’est même le thème principal de certaines pièces comme Le médecin malgré lui ou Le malade imaginaire. Comme son titre l’indique, il s’agit d’une comédie de caractère reposant sur la figure de l’hypocondriaque. Ce dernier, Argan, emprunte également à l’archétype de l’avare, puisqu’il veut marier sa fille à un médecin afin de profiter de consultations gratuites. Dans la deuxième scène de l’acte II, sa servante Toinette tente d’intercéder en la faveur de Cléante, amant éploré qui veut à tout prix empêcher ce mariage. Dans quelle mesure s’agit-il une scène de comédie traditionnelle ? A première vue, il s’agit d’une simple scène de transition préparant l’entrée en scène d’un nouveau personnage. Toutefois, elle produit également un effet comique. Enfin, elle endosse une fonction méta-poétique.

Une scène de transition préparant l’entrée d’un nouveau personnage

En premier lieu, la deuxième scène de l’Acte II endosse une fonction dramatique transparente, celle de préparer l’entrée de Cléante, introduit dans la scène précédente. Tel est le défi qui s’impose à Toinette : obtenir de son maître bougon qu’il accepte de recevoir, à son insu, le prétendant de sa fille. Le présentatif « voilà un », dès la première réplique avortée de Toinette, nous signale cet enjeu. Il faut toutefois attendre la fin de la scène pour en avoir la version complète : « voilà un homme qui veut parler à vous ».
Durant toute la scène en effet, Toinette se fait couper la parole par son maître, qui lui impose de parler plus bas. Les prises de parole avortées de la servante retardent artificiellement l’entrée de Cléante, et font monter une tension dramatique factice – Argan permettra-t-il au jeune homme d’entrer ? La conclusion de la scène – Argan accepte finalement son hôte sans aucune hésitation – est amusante, car elle révèle le caractère artificiel de la tension mise en place durant la scène.

Une scène traditionnelle de comédie

De fait, nous sommes avant tout face à une scène de comédie. Elle sert en particulier d’illustration au caractère de l’hypocondriaque, puisqu’elle s’ouvre sur les déambulations inquiètes d’Argan, occupé à faire les cent pas dans sa chambre sur les conseils de son médecin. Les précisions quantitatives (« douze allées et douze venues ») et spatiales (« si c’est en long ou en large ») se réfèrent ironiquement aux posologies pharmaceutiques. De même, les compétences de neurologue d’Argan prêtent à sourire : « Tu viens m’ébranler tout le cerveau, et tu ne songes pas qu’il ne faut point parler si haut à des malades ».
Par ailleurs, cette scène repose sur un couple habituel de comédie : celui du maître et du valet – ou, en l’occurrence, du maître et de la servante. Toinette s’adresse à son maître avec la déférence requise : elle l’appelle « monsieur » et le vouvoie. Argan, à l’inverse, tutoie sa bonne et l’insulte (« pendarde ! »). Il se positionne en maître par une foule d’impératifs : « parle bas », « parle bas, te dis-je », relayés par le subjonctif injonctif « qu’il vienne ». Toutefois, la comédie subvertit les rôles : c’est bien Toinette qui mène l’échange. Elle parvient à retourner la situation : alors qu’Argan veut d’abord la faire taire, il cherche finalement à la faire parler (« Qu’est-ce que tu dis ? »). Elle finit par obtenir ce qu’elle souhaite : Cléante va pouvoir entrer en scène.

Un art poétique en filigrane

Si elle reprend les codes habituels de la comédie, cette scène joue aussi un rôle d’art poétique. Argan s’érige en quelque sorte en metteur en scène. Dès le début du passage, il s’interroge sur les déplacements qu’il doit effectuer, et se charge de donner à Toinette des indications de jeu de scène (« parle bas »). C’est lui qui marque le passage à la scène suivante en commandant l’entrée d’un nouveau personnage (« Qu’il vienne »). Outre ces indications d’interprétation, on assiste également à la mise au jour du discours lui-même, comme le révèle la prépondérance du verbe « dire » dont le polyptote sature le texte. Toinette, avec sa parole sans cesse interrompue, incarne l’élaboration du langage qui se cherche. Sa seconde prise de parole, « Je voulais vous dire, monsieur », se retrouve morcelée dans ses deux répliques suivantes : « Monsieur » et « je vous dis que ». Cette inversion des termes fait penser au billet galant du Bourgeois gentilhomme. Cette manière qu’a la comédie de flirter avec la poésie caractérise de fait l’art poétique de Molière.
D’ailleurs, dans ce passage, la poésie n’est jamais très loin. Ainsi, le nombre de douze (« douze allées et douze venues ») peut être une référence au rythme de l’alexandrin. La deuxième réplique d’Argan se conclut d’ailleurs sur une série de trois sizains, « et tu ne songes pas qu’il ne faut pas parler si haut à des malades », confirmant l’intérêt de Molière pour la métrique. Les stichomythies très vives qui structurent la scène lui donnent par ailleurs des airs de para-tragédie, voire d’agôn de théâtre antique. Cependant, Molière varie ses références. Ainsi, le jeu de Toinette, qui s’interrompt pour faire semblant de parler, tient du spectacle de pantomime, tandis que le caractère stéréotypé qu’incarne Argan se rapproche de la Commedia dell’arte.

Conclusion

Pour conclure, la deuxième scène de l’Acte II est une scène de transition introduisant l’arrivée de Cléante. Elle illustre un certain nombre de procédés comiques traditionnels : le comique de caractère, avec le personnage de l’hypocondriaque, de gestes, avec ses allées et venues, de mots avec le jeu de mimes mené par Toinette. Au-delà de ces éléments stéréotypés, on y entrevoit, qui s’esquisse, l’art poétique de Molière, qui passe par l’élaboration du langage et du jeu de scène.