Le livre 15 de son traité consacré à L’esprit des lois contient une longue antiphrase qui consiste en une fausse argumentation en faveur de l’esclavage. L’auteur déploie un argumentaire en neuf points, qui s’articule suivant trois mouvements : en premier lieu, les arguments pratiques ; en second lieu, les arguments ontologiques ; en troisième lieu, les arguments culturels.

À consulter :

De l'Esprit des lois, Montesquieu - « De l'esclavage des nègres », commentaire de texte publié en 2022


I- Les arguments pratiques

Notre extrait s’ouvre sur un système conditionnel qui en annonce l’ironie. Il ne s’agit pas d’une argumentation sérieuse, mais d’un discours hypothétique rapporté : ce que Montesquieu dirait s’il devait défendre l’esclavage. Ce dernier est imputé à un « nous » qui réunit l’auteur et le lecteur. Dans la citation de Voltaire mentionnée plus haut, c’est le pronom « vous » qui, en interpelant directement le lecteur, le renvoie également à cette responsabilité.
Le premier argument que Montesquieu développe est d’ordre pratique : il concerne la viabilité économique de l’esclavage. D’une part, l’asservissement des Africains est nécessaire en raison d’un manque de main d’œuvre servile. D’autre part, cette main d’œuvre servile est nécessaire pour des raisons de coût.
En rappelant que « les peuples d’Europe [ont] exterminé ceux de l’Amérique », Montesquieu rappelle que l’esclavage est une pratique meurtrière dont l’Europe s’est déjà rendue coupable. Il la présente ainsi comme un continent rapace qui assure sa main mise sur les deux autres continents, en asservissant leurs hommes pour jouir de leurs terres. Le quantitatif « tant de » souligne l’étendue de cette richesse que les Européens exploitent sans fournir eux-mêmes de travail.

À consulter :

De l'esprit des lois, De l'esclavage des nègres - Montesquieu, commentaire de texte publié en 2020


II- Les arguments ontologiques

En second lieu, Montesquieu développe l’argument de l’essence humaine : les noirs ne seraient pas des hommes au même titre que les blancs. Cet argument fait l’objet de quatre points. Premièrement, leur nez écrasé empêcherait l’empathie.
Deuxièmement, la sagesse divine ne saurait admettre que les noirs aient une âme. Troisièmement, les peuples d’Asie démontreraient par leurs pratiques la consubstantialité entre la couleur de la peau et la nature humaine. Quatrièmement, les Egyptiens démontrent par leurs pratiques la consubstantialité entre la couleur des cheveux et la nature humaine.
Montesquieu souligne le ridicule de ces arguments en parodiant le langage démonstratif. Lorsqu’il déclare que les noirs « ont le nez si écrasé, qu’il est presque impossible de les plaindre », l’emploi d’un système résultatif se heurte à l’absence de véritable lien logique entre la forme du nez et le droit à l’empathie. De même, l’hyperbolique « il est si naturel de penser » souligne le caractère antiphrastique de la sentence qui suit, à savoir que « c’est la couleur qui constitue l’essence de l’humanité ». Enfin, l’appel à l’autorité des Egyptiens imite le raisonnement scientifique d’un Hérodote. Le décalage entre la réputation glorieuse de l’Egypte et le meurtre irraisonné de « tous les hommes qui leur tomb[ent] entre les mains » prête à sourire et souligne l’ironie du propos.
La recherche d’une justification religieuse et morale à l’exploitation d’un autre peuple rappelle la controverse du Valladolid. Au XVIe siècle, cette dernière se penche sur le droit de conquête des Espagnols sur l’Amérique. Le début du texte, qui rappelle la décimation des Américains par des Européens, invite d’ailleurs d’ores et déjà à ce parallèle. Or, l’argument de la nature humaine apparaît dans les deux cas comme un prétexte. En plaçant cet argument juste après les arguments pratiques relatifs au coût de production du sucre, Montesquieu en souligne l’hypocrisie. La question de l’humanité et de l’âme des noirs vise en fait à justifier une pratique qui se fonde d’abord sur des intérêts économiques.

À consulter :

Commentaire composé de "De l'esclavage des Nègres", extrait de l'oeuvre de Montesquieu intitulée De L'esprit des Lois


III- Les arguments culturels

Enfin, le troisième type d’arguments que Montesquieu développe est d’ordre culturel. Reconnaître l’humanité de personnes de culture différente reviendrait à remettre en cause l’humanité des Européens, au point qu’ « on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens ».
C’est dans cette optique que Montesquieu évoque la valeur attribuée aux objets : les Africains accordent plus de valeur au verre qu’à l’or. Cette « preuve » par l’économie de l’inhumanité des noirs est bien-sûr antiphrastique. Dans ses Lettres persanes, Montesquieu se montre partisan du relativisme culturel, qui exclut ce genre d’argument. De plus, c’est peut-être par bravade que le philosophe définit l’humanité des « nations policées » par leur rapport à l’or, soulignant ainsi leur rapacité matérielle. Enfin, les valeurs chrétiennes de « miséricorde » et de « pitié » concluent le passage avec une ironie mordante. Elles dévoilent la contradiction entre le comportement des Européens et la religion au nom de laquelle ils proclament leur supériorité morale. Ces grands mots sont finalement ramenés au rang de « conventions inutiles ».

Conclusion

C’est par l’antiphrase que Montesquieu choisit de dénoncer l’esclavage. Il démontre ainsi que cette pratique s’appuie sur des arguments incohérents. En présentant en premier lieu les raisons économiques de cette exploitation, il suggère l’hypocrisie des arguments qui suivent : la prétendue infériorité des noirs est une croyance commode pour justifier une pratique avantageuse. Enfin, Montesquieu dresse le parallèle avec le commerce triangulaire, rappelant que l’Europe a en matière d’esclavage une culpabilité ancienne. Cette culpabilité est aussi celle, partagée, du lecteur et du philosophe lui-même, ce « nous » qui apparaît dans la première phrase de l’extrait, et qui jouit des avantages de l’esclavage, notamment le prix bas du sucre.