On la conquiert par la conviction pour les philosophes, par la persuasion pour les sophistes ; quoiqu’il en soit, que la raison ou la ruse soit le moteur de cette conquête, la parole demeure un champ de bataille où s’imposer (et imposer ses idées) requiert l’usage de techniques et d’armes proprement rhétoriques. Pour autant, le paradoxe émerge dans cette dimension : la parole serait un autre moyen de faire la guerre pour renoncer à la violence, y compris physique. Et l’art raffiné de la conversation de deux individus, la discussion, suppose une mise à égalité des deux intervenants, contradicteurs ou non - ou tout du moins une estime mutuelle à l’instant de la discussion. La notion de renoncement implique en effet un détachement, une mise en perspective par rapport à l’objet renoncé et la cause de cet acte ; l’implication est autant morale que rationnelle et exige un approfondissement, que le concept de « transformation » peut aider à interpréter.

Dès lors, dans quelle mesure la discussion privilégie-t-elle non pas la disparition de la confrontation, mais la transformation de celle-ci en objet de civilité et de sociabilité ?

Le premier temps du devoir est consacré à la notion de maintien de la violence par un corollaire (ou, plus exactement, un perfectionnement), la controverse ou la confrontation des idées. Ainsi, le second temps, une fois cette notion analysée, permet d’approfondir celle de la question du renoncement évoquée ci-haut, notamment par le truchement de la notion de transformation.

I. L’impossibilité de la négation de la violence, mais une possible canalisation par la discussion

A. La violence est constitutive de la commune humanité des individus

La violence est constitutive de l’humanité consciente ; de la « violence autorisée » selon Jacques Derrida dans Force de loi. Le fondement mystique de l’autorité à la violence souveraine de l’État selon Carl Schmitt, la violence est une « notion centrale » qui unit, malgré leurs différences réelles, le marxiste Benjamin et le conservateur Schmitt[1]. Cette centralité de la violence est évidemment transposable dans toutes les dimensions de ce qui fait la commune humanité des individus au-delà des cultures et des aires civilisationnelles : elle est universelle et cette universalité, caractère premier de sa définition, en fait un élément incontournable des analyses philosophiques, sociologiques ou encore anthropologiques. Demeure cependant toute aussi universelle - parce qu’elle disloque les liens entre les individus et, à la fois, soude les masses à des institutions et des processus, à l’instar de l’État - sa canalisation dans des rapports interpersonnels. La discussion est ainsi dépositaire de deux facettes : une facette thérapeutique et une autre, moins soupçonnée par les individus, politique.

B. De l’universelle violence à l’universelle canalisation de cette dernière

C’est de ce caractère d’universalité de la violence que peut être déduite son universelle canalisation. Rites, cérémonies, danses, spiritualités diverses et institutions politiques ; toutes ont un rôle de canalisation de cette dernière. « La guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », écrit le penseur de la guerre, Clausewitz, repris par Raymond Aron[2]. La discussion, en ce sens, peut être pensée comme la continuation de la guerre par d’autres moyens et, in extenso, de la violence. La thérapeutique de la violence passe, non pas par sa négation de la violence (la discussion peut impliquer le débat d’idées et la violence de la confrontation de points de vue diamétralement opposés), mais par sa transformation. La dialectique est un bon exemple de cette transformation de la violence en objet de confrontation verbale et idéelle : la dialectique marxiste implique la confrontation de deux mondes (celui des prolétaires et des capitalistes) et l’irréconciliabilité de leurs conditions. La dialectique marxiste ne nie pas la violence du monde et de sa critique : elle l’instrumentalise à des fins politiques pour la libération du prolétaire et l’avènement du « grand soir » communiste. Si un objet implique un but, c’est-à-dire qu’il est proposé de nature téléologique, il est nécessaire que des obstacles soient sur son chemin ; les surpasser implique tout aussi nécessairement de se faire violence pour dépasser cet état de fait et atteindre son but. « Tous les concepts, notions et vocables politiques ont un sens polémique », écrit Carl Schmitt, repris par Serge Sur[3].

II. Le renoncement de l’expression brute de la violence comme transformation et raffinement

A. La discussion, ou l’art de civiliser la violence

La civilisation de la violence, ou sa neutralisation physique, est portée à son paroxysme par la diplomatie. L’art de la diplomatie n’ignore pas les rapports de force et la violence de ces rapports interétatiques ou multipartites ; elle les prend en compte, les analyse pour les neutraliser, dans leur expression la plus brute, et la porter à la hauteur de la discussion. La discussion n’est donc pas, une fois de plus, la volonté d’un renoncement à la violence, mais plutôt à son expression brute dans le cas le plus préférable qui soit. La violence en tant qu’expression brute, c’est-à-dire en tant qu’expression physique (par l’assassinat ou la guerre) peut devenir légitime par la suite si son expression raffinée, ou transformée, a échoué dans la poursuite de son but : établir une relative concorde entre les États. L’expression de la violence, qu’elle soit brute ou raffinée, reste, dans tous les cas, une option. Le processus de démocratisation repose sur un principe similaire : la démocratie s’établit par la discute, dans une portée politique, mais la communauté humaine formée par l’accord ou la concorde des individus doit par la suite défendre les institutions communes - légitimées qu’elles furent par la discussion.

B. De l’art de civiliser la violence à l’État de droit : la discussion comme fondement ?

L’État démocratique ou, compris dans son acception contemporaine et occidentale, l’État de droit, est un État au fondement qui est discuté et établi pour la défense des droits individuels hérités du courant libéral des Lumières. De la discussion des salons à celles des cénacles du Conseil européen, l’héritage demeure : la discussion est le fondement d’une civilisation de la violence qui la reconnaît comme nécessité quotidienne (police) et exceptionnelle (armée) pour défendre son existence. La discussion, une fois de plus, ne porte guère sur le renoncement à la violence, mais son retranchement dans des positions jugées conformes au droit et, in fine, acceptables. Ainsi Elias juge-t-il que « la mise à l’écart de l’agressivité et de la violence par le contrôle social[4] » constitue un élément déterminant du processus de civilisation. La violence n’est pas expurgée ; son absence rappelle qu’elle peut se manifester et briser le continuum civilisationnel entretenu et consolidé par l’art de la discussion.


[1] Storme, Tristan. « L’importance de la violence dans la fondation et la conservation de l’ordre juridico-politique. Carl Schmitt et Walter Benjamin » in Faggion, Lucien et Regina, Christophe (dir.). La Violence. Regards croisés sur une réalité plurielle, Paris, CNRS Editions, 2010, pp. 501-521.
[2]
Voir : Aron, Raymond. Penser la guerre, Clausewitz, Paris, NRF Gallimard, 1976.
[3]
Sur, Serge. « Ami, ennemi : le politique selon Carl Schmitt. Formule simple, idée fausse », p. 6.
[4]
Haroche, Claudine. « Retenue dans les mœurs et maîtrise de la violence politique. La thèse de Norbert Elias », Cultures et conflits
, 1993.