I. L’art en opposition à l’utile

A. L’outil et l’instrument

Le mot « utile » vient du latin « utor », signifiant « faire usage de ». Il a également donné le mot « outil », ou « ustensile ». Ce qui est utile, c’est donc ce dont on peut faire usage, comme un outil. Le Dictionnaire classique de la Langue française de 1827 indique : « L’outil est une machine maniable, dont les arts simples se servent pour faire des travaux communs ; l'instrument est une machine ingénieuse, dont les arts plus relevés et les sciences se servent pour leurs opérations. » L’utile nécessite l’outil, quand l’art est façonné par des instruments. L’outil, qui est donc la manifestation la plus évidente de l’utile, est un objet presque brut dont on se sert pour survivre, à l’instar des lances préhistoriques. L’outil sert les plus simples choses, et par cet exemple je l’ai indiqué : il sert à la survie, aux choses essentielles, sans quoi la vie ne saurait être perpétuée. L’instrument, qui crée l’art, est un objet bien plus complexe et qui ne sert pas les travaux simples de la survie. L’art est, dès lors, inutile puisqu’il n’utilise pas d’outils pour être créé.


B. La tékhnè

Le mot « art » vient du grec « tékhnê » qui signifie « habileté, art ». « L'art est une certaine disposition accompagnée de règles vraies, capable de produire », disait Aristote. L’art est, pour lui, à différencier des sciences qui ont pour but de déceler le nécessaire, soit ce qui ne peut pas ne pas être. L’art, lui, se concentre sur le contingent, soit ce qui pourrait être ou ne pas être, ce qui trouve sa logique au-delà de lui-même. D’ailleurs, l’art lui-même est contingent. De cette façon sont séparés l’art et la science comme l’art et la nature : le premier est arbitraire, et aurait pu ne pas être créé. La seconde est réelle et nécessaire. On peut se demander alors quel intérêt pourrait avoir une pratique qui n’est ni utile, ni vraie.

II. L’art au service d’une cause

A. L'art pour le bon

Toujours d’après Aristote, et pour honorer les filtres de Socrate : l’art est bon. L’art est bon en ce qu’il présente de belles choses. Il permet aussi de purifier l’âme, d’après Aristote. D’une part, la mimésis permet de faire de la réalité la muse de l’art, ce dernier venant l’adoucir, la rendre supportable. D’autre part, la catharsis, comme au théâtre dramatique, permet de scinder les bons sentiments et les mauvais en exorcisant ces derniers par leur représentation. C’est une façon de vivre le sentiment négatif par procuration, tout en ne péchant pas. Cette utilisation de l’art pour apaiser les moeurs humaines, pour être le support de la beauté, est à la fois paradoxale et évidente. Bien que l’art ne représente pas le vrai et ne soit pas réellement un outil, il peut-être le vecteur, le média de certains éléments tels que ceux cités plus haut. L’art peut également être un moyen d’élever l’âme comme à travers la beauté des monuments religieux, la splendeur des versets, des gospels ; l’art sert le divin, la croyance, car il les renforce par sa beauté.

B. L’art pour la revendication

De nos jours, l’art peut aussi être un outil de questionnement conceptuel, ou de revendications. On se souviendra de Magritte et de sa pipe qui n’en est pas une, rappelant du même coup que l’art n’est pas vrai. Ici, l’art se trouve davantage dans le questionnement de ce qui est représenté plutôt que dans la représentation elle-même. C’est-à-dire que l’art est moins son support que son sens, sur cette image. Guernica de Picasso est un bon exemple pour démontrer comment l’art peut servir une cause, en l’occurrence la dénonciation des horreurs de la guerre. On appelle ça une oeuvre engagée, parce que ce qu’elle veut dénoncer ou prôner est presque plus essentiel que le processus artistique de l’oeuvre. L’art devient ici davantage un média de communication qu’un exercice pur et intrapersonnel.

III. L’art dans une position ambiguë

L’art se trouve dans une position ambigüe : à la fois, il n’a pas pour but intrinsèque d’être utile ni d’être vrai ; à la fois, il est le média de revendications, de processus psychologiques explicites, ou même le support de réflexions méta-artistiques. Il n’a pas de réel but ou de réelle définition, sert toutes les causes et aucune à la fois. Car devant les yeux du public, il ne reste que l’oeuvre qui leur est livrée en pâture, et sera envahie de toutes leurs interprétations, toujours plus éloignées du sens que l’artiste aura donné à l’oeuvre. D’ailleurs, le morceau d’existence qu’y aura mis l’artiste sera indécelable et vide de sens pour tout observateur (mais admettons toutefois que les oeuvres explicites ont ce point commun de générer chez le plus grand nombre la même émotion). Finalement, la vérité de l’art se trouve en celle que son auteur a vue. C’est une vérité subjective et quasiment imprenable. De fait, l’acte de jugement d’une oeuvre d’art est une capacité minutieuse, et nécessite d’avoir les sens suffisamment développés pour le faire : en effet, comment demander à un achromate de juger les tableaux de Matisse ? Finalement, toutes les critiques d’art se valent-elles et si non, lesquelles sont-elles les plus pertinentes ?