Lui qui, de ses propres mots, affirmait « je ne me suis jamais présenté comme destructeur, mais comme bâtisseur »[1], fait-il table rase du passé pour créer ?
I. Un souffle évident de modernité
Tout d'abord, le recueil Alcools témoigne d'un souffle évident de modernité dans sa forme. En effet, les différents textes qui le composent déconstruisent les habitudes de l'écriture poétique. Le manque de ponctuation saute aux yeux dès les premiers vers, il peut induire en erreur autant que révéler des images inédites. Il propose au lecteur de s'approprier les vers par une plus grande liberté d'interprétation et de circulation dans le texte. Cette omission volontaire[2] favorise le rythme, chaque lecteur devenant ainsi libre du débit et du flux. Elle s'accompagne d'une hétérométrie, de rimes parfois aléatoires et de strophes démantelées. Parfois, des phrases s'enchaînent sans raison apparente et, parfois encore, certains poèmes ne sont constitués que d'un unique vers (« Et l'unique cordeau des trompettes marines », cf. « Le Chantre »). Cette liberté prise vis-à-vis des normes poétiques n'est certes pas sans précédent, mais d'une force nouvelle, car elle s'accompagne également d'une grande modernité du contenu.
Si l'on s'en tient au vers par lequel débute le recueil, « A la fin tu es las de ce monde ancien », il s'agit bel et bien d'une approche nouvelle, d'une prise de distance avec le passé. Cela se confirme dans le choix des thèmes abordés. La plupart des poèmes présentés sont issus de la vie du poète, ils tentent de réhabiliter les situations quotidiennes, les objets insignifiants. Ils mettent en scène la réalité d'une société en pleine révolution industrielle, en pleine effervescence. Le poète célèbre la ville et les paysages industriels, les nouveaux moyens de transport et la vitesse, autant de symboles du progrès. À l'instar de Baudelaire, Apollinaire revêt la tunique du citadin et son oeuvre souligne une certaine topographie parisienne par l'évocation du Pont Mirabeau (cf. Poème éponyme), de la Tour Eiffel (cf. « Zone »). On découvre certains traits typiques de la société française en ce début de siècle, comme l'enthousiasme nouveau pour les romans policiers qui paraissent lors de courts épisodes à la fin des journaux (cf. Zone »), l'électricité et le tramway (cf. « Fiançailles » et « Voie lactée »). Il évoque également son passage en prison, « A la Santé » pour parler d'un sujet peu aguicheur.
II. Un héritage traditionnel parfaitement assumé
Toutefois, si Apollinaire fait preuve d'une grande liberté de ton et de forme, il ne renie en rien l'héritage poétique traditionnel. Les nombreuses références aux histoires antiques et mythologiques en sont la preuve. Maintes fois apparaissent des figures légendaires classiques telles que la sorcière Lorely (référence germanique, cf. « Nuit rhénane ») ou l'enchanteur Merlin (référence celte, cf. « Merlin et la vieille femme »). Mais il s'agit surtout des renvois récurrents à l'histoire biblique. Le christianisme est omniprésent dans ses écrits, que ce soit par la convocation de figures comme Salomé (cf. « Salomé ») ou du Christ lui-même : « C'est le Christ qui monte au ciel mieux que les aviateurs Il détient le record du monde pour la hauteur » (cf. « Zone », puis « Synagogue » etc.). C'est une façon de se situer au sein d'un héritage culturel et religieux qui est la base de la civilisation occidentale. Certains critiques, à l'image de Georges Duhamel, considèrent Alcools comme une « boutique de brocanteur »[3], un amas de références érudites et inintelligibles.
Outre l'héritage traditionnel, l'oeuvre d'Apollinaire puise à la source de multiples influences sans pour autant appartenir à l'une d'elles en particulier. L'inspiration romantique transparaît à travers l'évocation de l'automne assimilée à la mélancolie, l'évocation de la nostalgie et du temps qui file ; mais aussi à travers un lyrisme affiché, une certaine recherche de soi, de spiritualité et de transcendance. Le symbolisme se reconnaît dans des textes tels que « Le signe » ou « L'Ermite », parfois impénétrables, au sens pluriel, et presque toujours regorgeant de symboles à décrypter. « A la Santé » et « Les colchiques » font quant à eux clairement écho à la production de Paul Verlaine et sa poésie musicale. La forme du recueil est encore un hommage. Alors qu'on pourrait penser que les poèmes sont disposés aléatoirement, sans ordre chronologique ni thématique, il s'agit en réalité de la transposition en poésie d'une esthétique cubiste.
III. Renouveler la création poétique
En somme, il ne s'agit pas pour Apollinaire de rompre avec le passé pour se faire le chantre d'une modernité, mais bien de renouveler la seconde à partir du premier. Cela passe d'abord par la surprise. Prenant le contre-pied de ce que pourrait attendre le lecteur, le poète place la modernité là où on ne la croirait pas. Il en est ainsi dans « Zone » qui ouvre le recueil, qui est une ode à la modernité, mais dont le thème central est le christianisme. Il crée la surprise par la formation d'image inédites et par une grande liberté de ton, en témoigne « La réponse des Cosaques Zaporogues au Sultan de Constantinople » : « Ta mère fit un pet foireux et tu naquis de sa colique ». Il ne cesse de détourner les cadres et coutumes poétiques. Ainsi, une forme traditionnelle comme le quatrain[4] est métamorphosé en un quatrain d'octosyllabes (cf. « La Tzigane »).
Cette recherche de nouveauté se retrouve également dans une conception inédite du poème, celle d'image. Le texte est un lieu d'alchimie où se crée une vision à partir d'associations métaphoriques ou de représentations a priori très éloignées. De sorte que la fluidité des poèmes permet la succession rapide d'images frappantes. Il n'est d'ailleurs pas anodin qu'Apollinaire avait pour usage de collaborer avec des artistes pour faire juxtaposer dans des publications un texte et une oeuvre picturale. Ce lyrisme visuel n'est pas une banale toquade du poète, mais l'expression d'une véritable recherche esthétique. Le poète lui-même le confirme dans la revue L'esprit nouveau et les poètes : « Les artifices typographiques poussés très loin avec une grande audace ont l'avantage de faire naître un lyrisme visuel qui était presque inconnu avant notre époque. Ces artifices peuvent aller très loin encore et consommer la synthèse des arts, de la musique, de la peinture et de la littérature ».
Baudelaire nous disait que « la modernité, c'est le transitoire, le fugitif, le contingent, la moitié de l'art, dont l'autre moitié est l'éternel et l'immuable. Il y a eu une modernité pour chaque peintre ancien »[5]. Tout est là. Alcools offre une dialectique permanente entre tradition et modernité, l'une n'excluant pas l'autre, mais au contraire, s'en nourrissant. Apollinaire, qui fait lui-même le pont entre les XIXe et XXe siècles, associe une vraie érudition traditionnelle à la vitesse et la fluidité de la modernité pour créer un lyrisme nouveau, visuel, où se rencontre la surprise, le rire, le trivial, la spiritualité et la mélancolie. Son oeuvre ne laisse pas indemne, et bon nombre d'artistes vont s'en inspirer, tels que les surréalistes qui tirent leur nom de sa pièce Les mamelles de Tirésias (1917). Mais finalement, sa plus grande modernité réside dans son universalité. En jouant sur l'émotion authentique, en offrant des images poignantes, il parvient à rejoindre le lecteur et à le toucher.
[1] Guillaume Apollinaire, citation extraite de sa correspondance : Lettre à Billy, 29 juillet 1918.
[2] A l'origine, tout le recueil comportait des signes de ponctuation, mais Apollinaire a ensuite pris la liberté d'en dépouiller son texte.
[3] « Rien ne fait mieux penser à une boutique de brocanteur que ce recueil de vers publié par M. Guillaume Apollinaire sous un titre à la fois simple et mystérieux : Alcools. Je dis : boutique de brocanteur parce qu'il est venu échouer dans ce taudis une foule d'ojets hétéroclites dont certains ont de la valeur, mais dont aucun n'est le produit de l'industrie du marchand même […] M. Apollinaire ne manque pas d'érudition ; on a constamment l'impression qu'il dit tout ce qu'il sait. Aussi, brave-t-il impudemment les règles les plus accomodantes de la mesure et du goût ».
[4] Académiquement parlant, le quatrain est une strophe de 4 vers, avec des rimes embrassées ou croisées, en alexandrins ou en décasyllabes.
[5] Charles Baudelaire, Les Fleurs du Mal, LXXXIX, 1861.